James Bond Stockdale. Voyage d’un stoïcien au bout de l’enfer

La guerre du Vietnam en 7 dates
21 juillet 1954 Signature des accords de Genève, qui divisent le Vietnam en deux : au nord, la République démocratique du Vietnam, régime communiste dirigé par Hô Chi Minh ; au sud, la République du Vietnam, régime nationaliste soutenu par les États-Unis.
7 août 1964 Le Congrès américain vote la résolution du golfe du Tonkin, qui autorise le Président Lyndon Johnson à entrer en guerre contre le Nord-Vietnam.
7 mars 1965 Les premiers US Marines débarquent au sol, à Danang.
20 et 21 octobre 1967 Grandes manifestations à Washington DC pour dénoncer la guerre.
30 janvier 1968 Les Viêt-cong (qui mènent une guérilla contre l’armée américaine au Sud) et le Nord-Vietnam lancent l’offensive du Têt. Même endigué, ce vaste déploiement militaire marque fortement les esprits aux États-Unis, où un sentiment d’impasse s’installe.
Juillet 1969 Élu président en 1968, Richard Nixon entérine la doctrine dite de la « vietnamisation » de la guerre : la volonté affichée est de se désengager peu à peu et de passer le relais aux seuls forces du Sud-Vietnam.
27 janvier 1973 Les États-Unis et le Nord-Vietnam signent les accords de Paris, qui prévoient le retrait des troupes américaines et la libération des prisonniers de guerre. 

Le 9 septembre 1965, en pleine guerre du Vietnam. À bord de son Douglas A-4 Skyhawk, le pilote américain vient de larguer des missiles sur des wagons de marchandises au sud de Hanoï. Il vole à basse altitude quand il est pris pour cible depuis la terre. Le feu ennemi est nourri, la carlingue se crible de balles. Dans le cockpit, les signaux d’alerte s’enclenchent, l’aviateur n’a d’autre choix que de s’éjecter en urgence. Et là, tandis qu’il approche en parachute d’un petit village qui sera son point de chute dans l’inconnu, il se murmure à lui-même : « Je quitte le monde de la technique et j’entre dans le monde d’Épictète. »

“Je quitte le monde de la technique et j’entre dans le monde d’Épictète”
James Bond Stockdale

Qui est ce pilote se réclamant d’un penseur de l’Antiquité dans un tel moment critique ? Son nom est Bond. James Bond. James Bond… Stockdale. Bond est son second prénom, aucun lien avec l’agent 007. Lui est un personnage bien réel et un haut gradé de l’US Navy, la marine militaire des États-Unis. Après son crash, il sera emprisonné et torturé pendant toute la durée de la guerre du Vietnam. Son voyage au bout de l’enfer durera sept ans et demi. Et pour endurer cette épreuve, il se servira d’un bouclier de protection, d’un kit de survie bien singulier : la philosophie stoïcienne. 

L’histoire commence dans une petite bourgade du Midwest. James Bond Stockdale naît le 23 décembre 1923 à Abingdon, dans l’Illinois. Sa mère est enseignante dans le secondaire. Self-made man sans éducation, son père travaille à la fabrique de poterie locale, gravissant les échelons jusqu’à en devenir le vice-directeur. Il s’est également enrôlé dans la Navy lors de la Première Guerre mondiale. La voie du jeune James, fasciné par la figure paternelle, est toute tracée. Il entre à l’Académie d’Annapolis, la principale école navale du pays, dont il sort diplômé en 1946. Sa carrière sous les drapeaux démarre : en mer d’abord, avec diverses missions effectuées sur des contre-torpilleurs, puis dans les airs. Stockdale apprend le pilotage, enchaîne les vols et entraîne à son tour les nouvelles recrues. Il n’a qu’une seule hâte, servir. Voler, pour lui, c’est se battre. 

Le feu attendra encore. Au début des années 1960, changement radical d’ambiance : Stockdale quitte les tarmacs brûlants pour les bibliothèques feutrées. La Navy lui a accordé un congé, et il s’inscrit à la prestigieuse université Stanford, en Californie. Dans le contexte de la guerre froide, il y étudie les relations internationales et le mar­xisme. La philosophie, dont il entend parler, l’intrigue. Un jour où il erre dans le département consacré à cette discipline, un professeur l’aborde. Il s’agit de Philip Rhinelander, juriste et philosophe formé à Harvard, passé lui aussi par l’armée. Il propose au curieux de suivre ses cours d’éthique et de compléter sa formation au gré de rencontres privées hebdomadaires. Pour Stockdale, c’est une révélation ! Le voilà qui se plonge avec ardeur dans les classiques. Lors de leur dernière séance de travail, en guise de cadeau d’adieu, le mentor Rhinelander fouille sa bibliothèque et tend à son disciple un livre qui, dit-il, devrait l’intéresser en tant que militaire. Ce livre, que Stockdale ne connaît pas, c’est le Manuel d’Épictète.

Épictète dans le cockpit

Qui entre dans le radar du pilote ? Avec Sénèque et l’empereur philosophe Marc Aurèle, Épictète est la troisième grande figure du stoïcisme de l’époque romaine. Son itinéraire est fascinant : né esclave vers 50 en Phrygie (actuelle Turquie), il devient maître de sagesse. Initié à Rome au stoïcisme, un courant de pensée alors en vogue, il est chassé de la cité, comme tous les autres philosophes, par Domitien, empereur paranoïaque et violent. Direction la Grèce pour Épictète, qui ouvre une école à Nicopolis, sur les rives de l’Épire. L’enseignement de cet homme austère – éternel célibataire, il dort sur un simple lit de paille – devient très couru. L’un de ses élèves les plus dévoués, Arrien, le restitue fidèlement sous la forme abrégée du Manuel. En grec, le titre est Enchiridion, mot qui signifie « ce que l’on a sous la main ». Cependant, le terme a un autre sens, disons plus… militaire. Enchiridion est aussi le nom du poignard que les soldats conservaient toujours sur eux, afin de parer aux attaques éventuelles. Le Manuel d’Épictète, mort vers 125-130, c’est cela : un recueil acéré de maximes à retenir, à assimiler et à appliquer en toutes circonstances. Un bréviaire, un vade-mecum portatif du stoïcisme, qui est essentiellement un mode de vie, un puissant levier de perfectionnement moral et de transformation spirituelle.