La translation des animaux

Juste avant les massacres de septembre, il a tiré son maître, l’illustre savant Haüy, de la prison où son statut de prêtre lui promettait une mort affreuse. Maintenant, les vents politiques ont tourné. On le récompense, lui, l’étudiant pauvre : Étienne Geoffroy Saint-Hilaire se voit confier une chaire de zoologie au Muséum d’histoire naturelle. Nous sommes au printemps de l’an 1793. Il n’a que 21 ans ; il a étudié la cristallographie, la chimie et la botanique, mais les animaux, vraiment, il n’y connaît rien. Il va devenir un grand zoologue, pourtant. Pour l’heure, il n’a dans ce domaine qu’une seule idée, une intuition plutôt, obstinée, presque grotesque : il croit à l’unité de composition des êtres vivants, il sent qu’un cheval, à bien y regarder, présente une structure analogue à celle d’un homme, par exemple. Il ne sait pas que cette chimère est le signe de son génie, non de sa bêtise. Aussi traverse-t-il une période de grand abattement.

Désormais, il observe les animaux, mais c’est dans un vertige. Il a pitié de ces êtres abandonnés à la détresse de ne point parler. Il veut servir sa jeune patrie, il se lève chaque matin avant le jour pour lire l’Histoire naturelle de Buffon. Il explore inlassablement les collections du Jardin des Plantes, il -déchiffre patiemment tous les rapports savants. Sa raison lui commande d’admirer la science moderne, les belles classifications de ses illustres confrères, disciples de Linné, la hiérarchie des genres, des espèces, des groupes, des ordres ; cependant, chaque pore de son être crie contre ces vérités. Il se sent stupide. Il travaille d’arrache-pied. Au milieu des fossiles, des squelettes, des animaux naturalisés, il regrette qu’au Jardin des Plantes, il ne se trouve pas un seul animal vivant. Il rêve de voyager, d’observer les animaux dans leur milieu. Un hasard va lui venir en aide, quelques mois plus tard.

Au matin du 4 novembre 1793, il sort pour sa promenade quotidienne. Un spectacle singulier l’attend dans la cour située à l’angle de la rue du Jardin du Roi et de la rue Buffon. C’est une arche barbare, où il reconnaît un ours blanc, une panthère, deux mandrills, un chat-tigre et deux vautours, et même un maki. D’autres animaux encombrent le carrefour : léopards, civettes, ratons, agoutis. L’homme qui tient en laisse l’ours blanc brandit une gazette. Geoffroy Saint-Hilaire lit un arrêt du procureur général de la commune de Paris : les animaux sauvages montrés aux coins des rues, sur les marchés et dans les foires ne doivent plus être abandonnés à l’industrie particulière, attendu que ces ménageries foraines causent non seulement encombrement sur les places publiques, mais peuvent aussi, par la négligence des gardiens à l’égard des bêtes féroces, devenir un danger pour les citoyens. Les animaux stationnés sur les places de Paris doivent être conduits au Jardin des Plantes par leurs gardiens, qui seront indemnisés par les autorités dudit jardin.