Abattoirs : faut-il cesser de manger de la viande pour respecter le droit animal ?

« Les gens, en France, sont peut-être tellement sensibles à la gloire de la cuisine française qu’ils refusent de prendre au sérieux un mouvement qui soulève des questions éthiques à propos de la consommation de viande », avance prudemment le philosophe Peter Singer, auteur de La Libération animale (1975; trad. fr. Grasset, 1993) un ouvrage décisif pour les mouvements de défense des animaux et notamment pour l’association L214, qui met en lumière les cruelles conditions d’abattage en France. Nommé d’après l'article du code rural qui désigne pour la première fois, en 1976, les animaux comme des êtres sensibles, avant que le Code civil reconnaisse aussi, récemment, ce statut et ne les associe plus à des « biens meubles ». 

Antispécisme

Pour le philosophe utilitariste, végétarien convaincu, il nous revient de penser à ce que nous mangeons « comme à un enjeu éthique » et de « changer [nos] habitudes alimentaires ». Défenseur de l’antispécisme, une théorie défendant le principe d’« égale considération des intérêts » et condamnant moralement une pratique qui nuit aux intérêt d’un être sensible, humain comme animal, il dénonce l’élevage intensif et ses cruautés, dont attestent aujourd’hui les vidéos filmées en caméra cachée dans les abattoirs d’Alès, du Vigan – certifié bio – et de Mauléon.

Vaches égorgées et agneaux écartelés vivants, porcelets mal étourdis, poussins broyés, moutons jetés violemment contre des rambardes et des murs, lapins mutilés agonisants dans des fosses à déjections… Les preuves de la violence réservée à la condition animale se multiplient, mettant en question les pratiques des 263 abattoirs français. Une commission d’enquête parlementaire « sur les conditions d’abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs » a d’ailleurs été instituée le 22 mars, à l’Assemblée nationale.

Mais « à y réfléchir d’un peu plus près, selon la philosophe Florence Burgat dans une tribune parue dans Libération le 3 avril 2016, il n’y a rien d’étonnant dans ces scènes effroyables, car le privilège exorbitant de se voir, au point du jour, confier par milliers, dizaines de milliers, des animaux à écorcher ne saurait se faire sans “dérive”. La dérive, ce sont les abattoirs eux-mêmes, grands ou pas, mobiles ou immobiles. Ce qui est en cause, c’est l’existence de la boucherie elle-même, qui trouve son origine dans le “sacrifice” et s’en réclame. Non, ce n’est pas l’abattage industriel qui est d’abord et seul coupable, c’est la consommation de la viande. » Directrice de recherches à l’Inra, Florence Burgat a signé La Cause des animaux en 2015 (Buchet-Chastel) – dans lequel elle analyse la froide indifférence dont le sacrifice des animaux fait l’objet et dont elle déconstruit les justifications –, ainsi que Le Droit animalier, paru en mars dernier (PUF).

Zoocide

Cesser de manger de la viande, est-ce la solution ? Assurément, pour l’américain Tom Regan, opposé à l’utilitarisme de Peter Singer – défenseur, lui d’une position plus déontologique – et auteur d’un essai sur Les Droit des animaux (2004; trad. fr. Hermann, 2013). Mieux, c’est un devoir. Car ce dernier avance que les animaux ont un « droit moral fondamental à un traitement respectueux » en tant que « sujets-d’une-vie ». Il réclame l’élimination de toutes les formes d’exploitation animale, de l’élevage à l’abattage en passant par la recherche en laboratoire.

Non, pour Dominique Lestel, éthologue enseignant la philosophie à l’École normale supérieure, à Paris. Auteur d’une Apologie du carnivore, il défend une position nuancée, en butte aux « végétariens éthiques ». Selon le philosophe, ces « intégristes », qui font de la consommation de la viande un mal absolu, présentent une contradiction intellectuelle, car ils réintroduisent « l’exception humaine ». En voulant interdire de tuer certains animaux, ils placent l’homme dans une position de supériorité et d’extériorité par rapport à la nature où, pourtant, des bêtes s’entre-tuent. « Manger de la viande doit être vu comme une façon de réaffirmer son animalité », écrit Dominique Lestel. Il rappelle cependant dans une tribune parue dans Libération le 3 avril 2016, en réaction aux révélations de L214, la nécessité, plus généralement, de « penser sérieusement le statut de la violence faite à l’animal dans nos société et replacer le problème des abattoirs dans un contexte plus large, celui de la violence exercée contre le vivant, qui est au cœur même de notre culture contemporaine. » Car nous serions « sortis de la prédation pour entrer dans l’extermination, le zoocide et la barbarie interspécifique. » Or pour Dominique Lestel, « tolérer de tels agissements me souille en tant qu’être humain. »

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