La vie, vue par Montaigne et André Comte-Sponville

« Le mot, quoique très fréquent dans les Essais (624 occurrences au singulier, 29 au pluriel), ne fait l’objet d’aucune entrée spécifique dans le monumental Dictionnaire de Michel de Montaigne (il n’y apparaît qu’au sein des expressions “Vie de Michel de Montaigne” et “Vie publique de Montaigne”). Cela peut se comprendre, dans la mesure où la notion n’est jamais traitée en tant que telle dans les Essais. Mais ne laisse pas de surprendre, tant elle est au cœur des préoccupations de leur auteur (“mon métier et mon art, c’est vivre”, II, chap. VI, p. 379) et de son livre. Les deux points sont liés : c’est parce que la vie est présente partout, dans ses Essais, que Montaigne n’éprouve pas le besoin de lui faire un sort particulier. Il ne parle que de ça. À quoi bon lui consacrer un chapitre ? 

Vivre, c’est notre façon de participer à l’universel devenir. Nous ne sommes pas des choses, ni des substances, ni même des êtres, mais nous vivons, et c’est le point essentiel : “Notre vie, [...] c’est notre être, c’est notre tout” (II, chap. III, p. 353). Les animaux vivent aussi, et les plantes ? En effet. C’est pourquoi nous sommes si proches de ceux-là et devons quelque chose à celles-ci. 

Qu’est-ce que la vie ? Montaigne se garde bien d’en proposer une définition, qui serait moins claire que l’expérience que nous en avons. Mais le mot, chez lui, désigne d’abord la durée qui s’écoule, pour tout vivant, entre sa naissance et sa mort. C’est en ce sens qu’on peut dire de quelqu’un qu’il “a passé sa vie” à faire ceci ou cela, ou bien “en oisiveté” (III, chap. XIII, p. 1108). Encore vie et mort s’opposent-elles moins qu’elles ne se supposent mutuellement et s’interpénètrent. “La mort se mêle et confond partout à notre vie” (III, chap. XIII, p. 1102). C’est pourtant la vie qui vaut : la mort est son “bout”, non son “but”, “sa fin, son extrémité, non pourtant son objet” (III, chap. XII, pp. 1051-1052). Quel objet alors pour elle ? Elle-même : la vie “doit être elle-même à soi sa visée, son dessein” (ibid.). Quel but ? Le plaisir, autrement dit “bien vivre, et à notre aise” (I, chap. XX, pp. 81-82). Cela ne va pas sans efforts, ni sans risques (ce serait “dormir, pas vivre”, III, chap. VII, pp. 919), ni sans activité (“nous sommes nés pour agir”, I, chap. XX, p. 89), ni sans mouvement (“notre vie n’est que mouvement”, III, chap. XIII, p. 1095), ni enfin sans relations. On ne vit pas tout seul : “il faut vivre entre les vivants” (III, chap. VIII, p. 929). Aussi notre vie, même solitaire, doit-elle “avoir conférence aux autres vies” (III, 9, 991). Pas de bonheur autrement : “le plus parfait et doux fruit de la vie humaine” consiste en “amitié et société mutuelles” (I, chap. ILII, p. 266).