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 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
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© Jandira Sonnendeck/Unsplash

Le charme de l’ameublement

publié le 14 mars 2024 5 min

« Il était attendu comme le messie : un nouveau tapis est entré, mercredi matin, dans mon humble logis. Sa place était déjà prête depuis un bon moment – vide à dessein laissée, contre la tentation des solutions palliatives et provisoires, pour l’accueillir. Le choix, qui s’est finalement porté sur un boukhara marine et cramoisi, ne fut pas une mince affaire. Comme le dit Edgar Allan Poe dans sa Philosophie de l’ameublement (1840), “le tapis, c’est l’âme de l’appartement. C’est du tapis que doivent être déduites non seulement les couleurs, mais aussi les formes de tous les objets qui reposent dessus.” Un enjeu de taille.

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Je ne suis pas certain que le résultat aurait été au goût de Poe. Pour l’écrivain américain, le tapis “de Turquie” – je suppose qu’il faut entendre tout tapis vaguement oriental – “est le goût dans sa définitive agonie”. Passé sa répugnance caricaturale de dandy un peu snob, l’aspect concret de la chose trouverait peut-être grâce à ses yeux qui n’en ont que pour les “fonds visibles avec des dessins éclatants, circulaires ou cycloïdes, mais sans aucune signification”. J’échappe à l’“abomination des fleurs ou des images d’objets familiers” au profit de l’“arabesque”, qu’il adoube paradoxalement.

Toujours est-il que le résultat me ravit. Hormis deux fauteuils qu’il faudra retapisser pour éviter l’accumulation excessive des motifs et des couleurs, la carpette s’insère dans mon intérieur d’une manière que je dirais volontiers organique. L’harmonie, en matière d’ameublement, est plus importante peut-être que les éléments particuliers, comme le dit Balzac : “Cet ensemble rigoureusement exigé par l’unité rend solidaires tous les accessoires de l’existence ; car un homme de goût juge, comme un artiste, sur un rien” (Traité de la vie élégante, 1830). L’unité de paysage intime est comme le reflet ou le miroir de l’unité de la personne, qui y trouve une assise singulière et depuis laquelle elle s’avance dans le monde commun. Comme l’ajoute Mario Praz dans sa Filosofia dell’arredamento (“Philosophie de la décoration”), la demeure est un “musée de l’âme”. Oscar Wilde fait, de ce constat, une exigence de singularité contre les tendances à l’uniformisation : “Chaque foyer devrait présenter un air individuel dans tous ses meubles.”

L’espace domestique, pour être un lieu d’épanouissement, doit réverbérer l’échelonnement des structures de l’espace psychique. Le premier constitue, dans la familiarité du quotidien, le prolongement immédiat, chaleureux, du second. “La disposition des meubles dans l’espace fraye des chemins pour les habitudes”, note la philosophe Iris Marion Young. Contre l’ouverture univoque, le mobilier offre l’âme, jamais transparente à elle-même, des recoins et des alcôves. “Un meuble amoureusement travaillé a des perspectives intérieures sans cesse modifiées par la rêverie. On ouvre le meuble et, l’on découvre une demeure”, souligne Gaston Bachelard dans sa Poétique de l’espace (1957). Il évoque “les intrigues compliquées qui se trament dans le meuble” comme dans les profondeurs de l’inconscient.

Cette harmonie aujourd’hui limpide cache, en fait, de fort longs mois de délibérations intimes. Parti de rien, ce fut souvent un casse-tête que de faire germer cette unité organique par l’ajout progressif ici d’une sellette, là d’un tabouret, pour peupler le vide plein d’échos. Chaque meuble a fait l’objet d’un choix méticuleux que j’ai payé non en argent mais en temps passé à scroller en quête d’une rencontre inattendue. Je ne saurais dire exactement ce que je cherchais. Mais j’avais bien conscience, comme d’une évidence, d’avoir trouvé lorsque je tombais, enfin, sur une forme de table basse ou d’enfilade capable de m’émouvoir. Il n’y a rien, sans doute, à expliquer ici – mystère idiosyncrasique de la sensibilité.

Force est de constater que ce sont essentiellement des meubles anciens qui m’ont attiré. Pour deux raisons, je suppose. La première tient à la solidité : j’aime l’idée que les meubles, dans leur consistance, soient capables de traverser le temps et que le temps puisse s’inscrire en eux. N’est-ce pas le signe qu’ils constitueront de bons compagnons pour me soutenir comme un fond de stabilité ? J’aime ces meubles qui s’usent sans s’anéantir et qui pourront peut-être un jour, conformément à leur étymologie (movere, qui a donné “mouvement” et “émouvoir”), passer dans d’autres mains et ameubler d’autres existences.

D’autre part, j’aime le caractère de ces vieux meubles. Leur endurance leur confère quelque chose de l’aura d’une personne. Le designer japonais Moriya Nobuo, dans les années 1920, insistait sur ce point : les meubles doivent avoir une “personnalité”, comme une “intériorité”. Ils doivent dévoiler “cet aspect indicible qu’est la spiritualité, en d’autres termes, la vie”. C’est à cette condition seulement qu’ils peuvent pleinement accueillir l’occupant ; alors, seulement, “les meubles […] nous offrent leur amitié”, comme le dit Bachelard.

Il n’y a pas lieu, alors, d’opposer “utilité” et “beauté”. “Un meuble ne remplit-il pas pleinement sa fonction de meuble que lorsqu’il exprime un charme subtil ?”, demande Moriya Nobuo. Je n’ai rien contre la fonctionnalité, à condition qu’elle ne devienne pas le critère unique. En revanche, je me méfie du confort, comme Christine Bertrand qui déplore, dans Le Meuble et l’Homme. Essai sur une philosophie du meuble (1946) : “Notre meuble tend à prendre figure de monolithe […] Leur profondeur endormeuse se prête peut-être au bien-être d’un corps fatigué, mais certes fort peu au plaisir intelligent de la conversation.”

Je n’aime guère les meubles qui endorment ; j’apprécie ceux qui réveillent. Ceux qui, tout particulièrement, par leur forme singulière, ressuscitent un rapport sensible au monde obstrué ou déformé par les considérations toujours trop pratiques. Quelque chose, dans le mobilier qui m’enthousiasme, provoque un éblouissement continu qui crève les œillères de la routine. Devient alors possible de renouer avec un rapport plus originel aux choses. Leur “sens […] habite [en elles] comme l’âme habite le corps”, dit Merleau-Ponty. Les choses, à nouveau, “peuvent ‘voir’”, et je peux adopter leur point de vue. Me voilà enjoint à en prendre soin. “Dès qu’on fait de la phénoménologie en frottant un vieux meuble, on sent naître, au-dessous de la douce habitude domestique, des impressions nouvelles”, relève Bachelard. Le geste ménager “réveille les meubles endormis”. Il est irréductible à une tache “machinale”, mais témoigne au contraire d’une “activité créatrice”. C’est ce que montre également Marion Young : l’épousseteur “agit pour préserver la signification particulière que tels objets ont dans les vies de tels individus particuliers”. »

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