“Le rêve de d’Alembert” de Diderot : une fantaisie matérialiste

En été, à l’heure de la sieste, il arrive que le chant des cigales agite notre sommeil et détourne nos spéculations rêveuses de leur cours ordinaire. Il y a plus de deux siècles, Denis Diderot imaginait que son ami d’Alembert marmonnait en dormant dans un fauteuil et que sa maîtresse, Mademoiselle de Lespinasse, prenait en note ce que le grand savant disait inconsciemment.

Cette savoureuse mise en scène devait permettre à Diderot de faire connaître par la bouche d’un autre ses idées les plus hardies sur la nature et la morale… au risque de se fâcher avec son ami, qui apprécia assez peu ce rôle de ventriloque qu’on lui faisait jouer malgré lui.

• À quoi rêvent les savants ? En lisant ses notes au médecin Bordeu, appelé le matin pour vérifier que d’Alembert, encore endormi, se porte bien, Mademoiselle de Lespinasse révèle que le délire de son amant n’est en réalité que la suite d’un entretien commencé la veille avec Diderot. Qu’est-ce qui oppose les deux codirecteurs de l’Encyclopédie ? La séparation des règnes de la nature. D’Alembert y croit, Diderot lui la conteste car on « peut rendre le marbre comestible ». Comment ? En pulvérisant une statue et en mélangeant le minéral avec de l’humus qui nourrira une plante que mangera, tôt ou tard, un animal. Entre la matière inerte et la matière vive, la transition n’est donc pas violente – idée qui trouble d’Alembert au plus haut point, car elle implique que tout serait possiblement vivant dans l’univers, qu’il y a des animalcules partout, « un monde dans une goutte d’eau ».
• Une révolution dans la pensée. Si ce panvitalisme dérange, c’est parce que pour l’observer, il faut privilégier l’expérience. Or, « on ne dissèque pas assez » parce qu’on croit encore, comme Descartes, que la matière n’est que de l’étendue géométrique. Jean Le Rond d’Alembert, mathématicien réputé, se refuse à accepter que la biologie devienne désormais la science reine pour comprendre l’univers. Diderot, au contraire, défend avec vigueur ce changement de paradigme parce que, matérialiste convaincu, il estime que les hypothèses métaphysiques sont désormais inutiles pour expliquer la nature. Mais pour le dire, Diderot ne manque jamais d’humour, comme en témoigne une lettre qu’il adressera à sa maîtresse Sophie Volland : « La seule différence que je connaisse entre la mort et la vie, c’est qu’à présent vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingt ans d’ici, vous vivrez en détail. »
• Le risque du relativisme moral. Une fois réveillé, d’Alembert interroge Bordeu – devenu le porte-parole de Diderot – sur la nature du sommeil et reçoit en guise de réponse que ce qu’on dit en rêve est tout aussi déterminé par l’état des fibres du cerveau que ce qu’on dit à l’état éveillé. La liberté est relative à la matière, tout comme la conscience. Chaque organe du corps a sa volonté, chaque évolution d’une partie de la matière affecte l’identité du tout. Thèse inquiétante qui détruit le mérite autant que la vertu, mais rebat aussi les cartes des normes établies.
• Julie de Lespinasse, d’abord alarmée, finit par se demander si « l’homme n’est que le monstre de la femme ou la femme le monstre de l’homme ». Le transformisme universel autorise toutes les hypothèses, jusqu’à celle de l’hybridation des espèces. Diderot, visionnaire, interroge avec deux siècles d’avance la mutation future de l’homme, celle que les partisans du transhumanisme veulent accélérer. Mais Le Rêve de d’Alembert n’a rien d’un cauchemar. C’est bien plutôt une fantaisie matérialiste par laquelle Diderot décline avec malice ses propres spéculations les plus abouties. De quoi alimenter notre rêverie en bord de mer ou face à la luxuriance animale et végétale de la campagne !

Rédigé en 1769 mais publié en volume qu’à titre posthume, en 1830, Le Rêve de d’Alembert, de Denis Diderot, est disponible gratuitement sur le net, ou en édition physique aux Éditions GF Flammarion.