“Lettre sur les aveugles”, de Denis Diderot : les Lumières en toutes lettres

Denis Diderot, les dates clés
1713 Il naît à Langres dans une famille modeste (son père est artisan coutelier).
1735 Il est reçu bachelier en théologie.
1745 Il publie sa première traduction de Shaftesbury.
1749 Il publie anonymement sa Lettre sur les aveugles. Quelques mois plus tard, il est arrêté et emprisonné à Vincennes.
1751 Le premier tome de l’Encyclopédie paraît. L’année suivante, la vente des deux premiers tomes est interdite.
1784 Il meurt à Paris.

103 jours de prison : c’est ce que valurent à Denis Diderot les quelques feuillets de sa Lettre sur les aveugles. Lorsque les deux officiers de police chargés d’emmener le philosophe à la prison de Vincennes frappent à sa porte le 24 juillet 1749, un peu plus d’un mois après la publication de la Lettre, « le sieur Didrot », comme orthographié alors dans son ordre d’arrestation, n’est même pas encore une célébrité. Encouragé par sa maîtresse influente, Madeleine de Puisieux, il a publié des Pensées philosophiques (1746) et un roman grivois, Les Bijoux indiscrets (1748), dans lequel les clitoris de plusieurs femmes livrent leurs secrets sous l’action d’un anneau magique. Si les deux circulent sous le manteau dans la société des gens de lettres parisiens, non sans susciter une certaine admiration, les spéculations vont bon train quant à l’identité de leur auteur. Certes, tout le monde a sa petite idée. Mais à une époque où la censure a le couperet facile, sans parler de la possibilité pétrifiante d’être la cible d’une lettre de cachet, on a plutôt tendance à brouiller les pistes lorsque l’on se pique de philosopher. Des précautions qui n’épargneront pourtant pas à Diderot de se retrouver dans le collimateur du roi.

Que contient donc la Lettre sur les aveugles, pour valoir à son auteur un tel traitement ? Le texte n’a rien d’un pamphlet et ne charge personne nommément. Soyons honnêtes, ce sont davantage des circonstances et des intrigues malheureuses qui valurent à Diderot son enfermement. À mettre en cause notamment : l’affaiblissement politique du roi Louis XV, qu’un rapport de police décrit en novembre 1748 acclamé seulement « par quelques ivrognes attirés par le vin ». On serre alors la vis, et le philosophe encyclopédiste en fait les frais. La Lettre est toutefois un concentré de ce qui fera basculer l’histoire quarante ans plus tard, presque jour pour jour.

Éloge de l’imperfection

D’abord, l’enthousiasme pour la science et les avancées technologiques du XVIII^e siècle. La Lettre s’adresse en effet à une femme, dont l’identité est inconnue, curieuse de connaître le résultat d’une opération chirurgicale jusqu’alors inédite : celle de la cataracte. Peu de temps auparavant, le naturaliste Réaumur a fait venir à Paris un oculiste allemand pour soulager une jeune femme aveugle de naissance. Diderot demande à Réaumur s’il peut être présent lorsque l’opérée enlèvera son bandage. Mais ce dernier refuse, considérant peut-être que ses invités VIP verront d’un mauvais œil qu’un écrivain né d’un artisan coutelier se trouve parmi eux – cela n’empêchera toutefois pas le philosophe d’écrire. Par ailleurs, Diderot et Réaumur ne partagent pas du tout la même vision du monde. Réaumur soutient en effet que les possibilités de la connaissance humaine sont limitées, Dieu conservant ses mystères. L’harmonie du monde témoigne de la perfection divine et de sa bonté. Aussi les « monstres », les « anomalies », comme des yeux aveugles ou des membres déformés ,ne peuvent pas s’intégrer au grand et beau tableau de la nature. Elles doivent être corrigées.