L’aventure d’un classique

Hobbes et Rousseau croqués par Diderot

publié le 3 min

Dans le Léviathan, Hobbes bouleverse la philosophie politique, notamment en introduisant la fiction d’un état de nature apocalyptique. Rousseau y opposera une vision bien différente : s’il reprend la théorie du contrat, le philosophe des Lumières fait le pari de la bonté originelle de l’homme. Dans l’Encyclopédie, Diderot place les deux philosophes dos à dos en un match qui a toujours cours. Et vous, quel est votre camp ?

 

Denis Diderot,
Encyclopédie,
tome VIII, article « Hobbes » (1765).

[…]

 

Caractère de Hobbes. Hobbes avait reçu de la nature cette hardiesse de penser, et ces dons avec lesquels on en impose aux autres hommes. Il eut un esprit juste et vaste, pénétrant et profond. Ses sentiments lui sont propres, et sa philosophie est peu commune. Quoiqu’il eût beaucoup étudié, et qu’il fût, il ne fit pas assez de cas des connaissances acquises. Ce fut la suite de son penchant à la méditation. Elle le conduisait ordinairement à la découverte des grands ressorts qui font mouvoir les hommes. Ses erreurs mêmes ont plus servi au progrès de l’esprit humain, qu’une foule d’ouvrages tissus de vérités communes. Il avait le défaut des systématiques, c’est de généraliser les faits particuliers et de les plier adroitement à ses hypothèses ; la lecture de ses ouvrages demande un homme mûr et circonspect. Personne ne marche plus fermement et n’est plus conséquent. Gardez-vous de lui passer ses premiers principes, si vous ne voulez pas le suivre partout où il lui plaira de vous conduire. La philosophie de M. Rousseau de Genève est presque l’inverse de celle de Hobbes. L’un croit l’homme de la nature bon, et l’autre le croit méchant. Selon le philosophe de Genève, l’état de nature est un état de paix ; selon le philosophe de Malmesbury, c’est un état de guerre. Ce sont les lois et la formation de la société qui ont rendu l’homme meilleur, si l’on en croit Hobbes ; et qui l’ont dépravé, si l’on en croit M. Rousseau. L’un était né au milieu du tumulte et des factions ; l’autre vivait dans le monde et parmi les savants. Autres temps, autres circonstances, autre philosophie. M. Rousseau est éloquent et pathétique ; Hobbes sec, austère et vigoureux. Celui-ci voyait le trône ébranlé, ses citoyens armés les uns contre les autres, et sa patrie inondée de sang par les fureurs du fanatisme presbytérien et il avait pris en aversion le dieu, le ministre et les autels. Celui-là voyait des hommes versés dans toutes les connaissances, se déchirer, se haïr, se livrer à leurs passions, ambitionner la considération, la richesse, les dignités et se conduire d’une manière peu conforme aux lumières qu’ils avaient acquises et il méprisa la science et les savants. Ils furent outrés tous les deux. Entre le système de l’un et de l’autre, il y en a un autre qui peut-être est le vrai, c’est que, quoique l’état de l’espèce humaine soit dans une vicissitude perpétuelle, sa bonté et sa méchanceté sont les mêmes ; son bonheur et son malheur circonscrits par des limites qu’elle ne peut franchir. Tous les avantages artificiels se compensent par des maux ; tous les maux naturels, par des biens. Hobbes, plein de confiance dans son jugement, philosopha d’après lui-même. Il fut honnête homme, sujet attaché à son roi, citoyen zélé, homme simple, droit, ouvert, bienfaisant. Il eut des amis et des ennemis. Il fut loué et blâmé sans mesure ; la plupart de ceux qui ne peuvent entendre son nom sans frémir, n’ont pas lu et ne sont pas en état de lire une page de ses ouvrages. Quoi qu’il en soit du bien ou du mal qu’on en pense, il a laissé la face du monde telle qu’elle était. […]

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