Le rêve du marteau-piqueur

« Que vous habitiez ou non à Paris, cela ne vous a sans doute pas échappé : il y a des travaux littéralement partout. Approche des Jeux olympiques oblige, la capitale se retape la façade, histoire de faire bonne figure lorsque les caméras du monde entier seront là pour guetter la moindre anicroche sur la ligne 13 du métro. En attendant, les échafaudages succèdent aux trous dans la chaussée et aux resserrements de voie en une géographie perpétuellement mouvante et, il faut bien le dire, parfois stressante. La rue où je vis n’y a pas coupé – celle-ci connaît non pas quelques ajustements cosmétiques, mais une retape complète de sa configuration.

➤ Recevez la newsletter quotidienne et gratuite de Philosophie magazine dans votre boîte mail. Et pour profiter de tous nos articles, choisissez l’offre d’abonnement payante qui vous convient le mieux.

Lorsque des affiches ont commencé à fleurir il y a deux mois pour annoncer que le printemps se passerait non pas au son du chant des oiseaux – il y a un grand paulownia sous mes fenêtres, ce n’est donc pas une vue de l’esprit pour ceux qui ricanent déjà – mais à celui des marteaux-piqueurs, une certaine fébrilité a semblé envahir mes voisins. On a pu voir les gardiens d’immeuble se réunir en conciliabules inquiets sur le trottoir, les restaurateurs anticiper le pire – “Et ma terrasse ?” –, les gens commenter : “Des jardinières ? Ça va surtout servir de pissotière aux fêtards bourrés de Pigalle.” Il y a un risque, difficile de le nier. Lorsque tout un tas d’engins ont pris leurs quartiers pour retourner la chaussée, certains commerçants ont carrément tagué Emmanuel Macron sur leurs posts Instagram à côté de quelques émojis furax – “Et ma livraison !”

Malgré la nuisance des murs de mon appartement qui se mettent à vibrer dès huit heures du matin, je me suis prise à fantasmer qu’à force de creuser, on découvre peut-être quelque chose. C’est assez fascinant de voir la rue se décomposer en différentes couches d’épiderme : sous le goudron et le béton uniforme, les anciens pavés et… la plage ! Car oui, il y a du sable, d’un genre très foncé qui a l’air perpétuellement humide, comme si les embruns étaient ici souterrains – d’accord, je m’emballe peut-être un peu. Pour l’instant, pas de découverte à signaler, mais j’ai appris grâce au Guide de Paris mystérieux (Tchou, 1966) de François Caradec et Jean-Robert Masson que le quartier n’avait pas été avare en remontées soudaines d’un passé lointain. Deux nécropoles gallo-romaines ont ainsi été découvertes au XIX^e siècle, l’une rue Ballu, à quelques numéros à peine de la rédaction de Philosophie magazine, et l’autre rue Blanche, chantier devant lequel serait passé Gérard de Nerval en 1836. Sous la peau de la ville, affleurent vraiment des os.

Si l’on veut être mélodramatique, on peut convoquer Walter Benjamin et ses thèses plutôt cryptiques Sur le concept d’histoire (1945). Le philosophe au bord de l’abîme y égrène des images et des métaphores mystérieuses pour donner au passé et au progrès des allures de catastrophe toujours en cours. Il ne s’agit toutefois pas chez lui d’une posture réactionnaire, qui viserait à la conservation de ce qui a été perdu pour préserver le passé de la destruction. Plutôt du constat que l’histoire bout toujours depuis ses gouffres, jusqu’à parfois soulever la surface. “Ne sommes-nous pas nous-mêmes effleurés par un souffle de l’air qui a entouré ceux qui nous ont précédés ? N’y a-t-il pas dans les voix auxquelles nous prêtons attention un écho de celles qui se sont tues ? Les femmes que nous courtisons n’ont-elles pas des sœurs qu’elles n’ont pas eu le temps de connaître ? Si tel est le cas, alors il existe un accord secret entre les générations passées et la nôtre”, veut croire Benjamin. Qu’on veuille en retrouver les traces ou les effacer, le passé remue toujours – peu importe les travaux engagés par la mairie.

Dans l’introduction de leur guide, intitulée “Conseils au voyageur imprudent”, Caradec et Masson préviennent : “Qui habite Paris fait retraite. Il faut avoir renoncé au monde, à la province, à ses arbres et à ses oiseaux pour accepter Paris. Mais aux yeux de l’ermite ou du prisonnier, la geôle la plus nue s’anime à des heures secrètes, toute une vie nocturne se réveille, se peuple de cauchemars et de rêves.” Dérèglement climatique oblige, Paris ne peut plus trop se permettre de reléguer à ses portes tout ce qui ressemble de près ou de loin à un brin d’herbe, même pour servir de litière à sa faune nocturne. Mais à côté du cauchemar potentiel des Jeux olympiques, s’activent toujours les rêves, en profondeur. »