Rêve sous contrôle

Rêve lucide : l’expression a tout l’air d’un oxymore. Le rêve n’exclut-il pas, par définition, la conscience de ce que le rêveur est en train de rêver ? Si c’est en général ainsi qu’est caractérisé le songe, les attestations de rêves lucides sont aussi nombreuses qu’anciennes – y compris chez les philosophes. Déjà Aristote, dans Des rêves, souligne que « souvent, quand on dort, il y a quelque chose dans l’âme qui dit que ce qui apparaît est un rêve ». Quelques siècles plus tard, saint Augustin relate le rêve singulier que fit le médecin Gennadius d’un jeune homme : « Il est vrai, reprit le jeune homme, c’est en songe que vous l’avez vu ; et ce qui se passe encore présentement, ce n’est qu’en songe que vous le voyez ; je le crois, répond Gennadius. » Thomas d’Aquin affirme également l’existence de cet étrange phénomène dans sa Somme théologique : « On juge parfois en dormant que ce qu’on voit est un rêve. » À ses yeux, le rêve lucide est lié à un ralentissement de l’imagination onirique, « surtout vers la fin du sommeil ».
 

Les témoignages continuent de s’accumuler. Dans la nuit du 10 au 11 novembre 1619, Descartes, âgé de 23 ans, fait trois songes – racontés par Adrien Baillet dans La Vie de Monsieur Descartes (1691) – qui décident de sa vocation. Dans le troisième, « ce qu’il y a de singulier à remarquer, c’est que […] non seulement il décida en dormant que c’était un songe, mais il en fit encore l’interprétation avant que le sommeil le quittât ». À la même époque, le philosophe Thomas Reid, qui souffrait de cauchemars récurrents à l’âge de 14 ans, affirme également être parvenu à prendre conscience du caractère onirique de ses rêves pour s’en distancier : « Je pensais qu’il valait le coup d’essayer de voir s’il était possible de me rappeler qu’il ne s’agissait que de rêves. […] Après beaucoup de tentatives infructueuses, […] j’y suis enfin parvenu » (lettre à William Gregory). On peut encore citer le cas de Nietzsche : « Plus d’un sans doute, comme moi, se souvient d’avoir parfois réussi à se dire, pour se donner courage au milieu des périls et des terreurs du rêve : c’est un rêve ! » (La Naissance de la tragédie, Fritzsch, 1872). La sensibilité du philosophe au bouddhisme prend alors un sens particulier : le rêve lucide est en effet attesté dans Tradition orale de Zhang Zhung, ouvrage fondateur du bouddhisme tibétain bön fortement influencé par le chamanisme, et dans les « Six yogas de Nāropa », sous la forme du svapnadarśana (yoga du rêve).