Le temps de la nature

Marcel Conche, propos recueillis par Alexandre Lacroix publié le 6 min

Marcel Conche, spécialiste des présocratiques et de Montaigne, relit les définitions grecques du temps et en dégage ses propres principes de sagesse.

« Il faut, tout d’abord, bien distinguer le temps de la nature et le temps du monde. Le temps de la nature (physis, en grec) est infini, car la nature est la source éternelle de toutes choses. C’est du temps de la nature dont nous -parlent les poètes grecs. Pour Simonide, il est le « dompteur universel », pour Sophocle, il est « tout-puissant ». Mais nous ne vivons pas dans ce temps éternel de la nature, qui nous dépasse. Nous vivons dans le temps du monde (cosmos, en grec), lequel est périodique. Ce qui caractérise un monde, c’est qu’il a une certaine structure, un ordre défini. Il est possible d’ailleurs qu’il y ait une infinité de mondes : il y a le monde du chat, celui de l’abeille ou encore celui du reptile, et ainsi de suite… Chaque espèce animale possède le sien. Tous ces mondes des espèces vivant sur la terre ont en commun d’être gouvernés par les mouvements apparents du soleil, et donc d’être soumis à des cycles. Lorsque nous parlons de l’heure qu’il est, -lorsque nous nous donnons rendez-vous tel jour à telle heure, nous faisons référence au temps du monde. Aristote définit ce temps du monde comme « le -nombre du mouvement » : il est en effet quantifiable et c’est lui que nos -horloges mesurent. Quant au temps de la nature, il est plus ample, la nature ayant le pouvoir d’engendrer ce que le penseur présocratique Anaximandre appelait des « chaînes », c’est-à-dire des mondes de toutes sortes…

 

L’homme éphémère

Le temps de la nature est infini, tandis que le temps du monde est infiniment périodique. Néanmoins, ils ont aussi une caractéristique importante en commun : ils sont indépendants de nous. Cette notion de l’indépendance du temps, je l’ai mentionnée pour la première fois dans Orientation philosophique, en citant une lettre de Benjamin Constant : « Le sentiment profond et constant de la brièveté de la vie me fait tomber le livre ou la plume des mains toutes les fois que j’étudie… De sorte que je passe ma vie dans une pénible et inquiète paresse… Toutes nos poursuites, tous nos efforts, tout ce que nous tentons, faisons, changeons, ne sont que des jeux de quelques moments… Le temps indépendant de nous va d’un pas égal et nous entraîne également, soit que nous dormions ou veillions, agissions ou nous tenions dans une inaction totale… » Le temps de la nature, comme le temps du monde, est ce que nous ne pouvons arrêter, ce qui fait que nous sommes emportés vers la mort. C’est pourquoi un autre présocratique, Héraclite, parle du temps comme de ce qui habite le destin, c’est-à-dire comme étant ce qui nous amène d’une manière absolument fatale à la mort. Emmanuel Kant a tort, à mes yeux, de dire que le temps siège à l’intérieur de l’homme, qu’il est une forme de l’entendement humain, que l’homme ne fait que se représenter les phénomènes selon la succession du temps, car cette théorie ne rend pas compte de l’expérience fondamentale de l’indépendance du temps, laquelle est liée à la conscience de la mort.

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