L’enseignement à distance crée de la résistance

« Personne n’a progressé. » Lorsque je l’interroge, ma sœur, qui enseigne l’anglais dans un lycée de Bagnolet, est catégorique : l’enseignement à distance n’a pas marché. Professeure principale en terminale, elle s’est pourtant démenée pour maintenir et le lien et le niveau. Avec sa collègue, elle fait partie de ceux qui ont donné leur numéro de téléphone aux élèves et ne compte plus le temps passé à traquer les décrocheurs, avec un suivi individualisé excédant ses attributions habituelles : comment manger, dormir, faire du sport… « Sans ça, on aurait perdu tout le monde », assure-t-elle. Si, jusqu’au 3 avril, elle est parvenue à maintenir un effectif quasi complet, après l’annonce du ministre de l’Éducation nationale que les notes du troisième trimestre ne compteraient pas pour l’évaluation du bac, la classe s’est dispersée. Elle a alors programmé des visio­con­férences, en pensant qu’une présence « physique » raviverait le contact. Si beaucoup d’élèves ont apprécié, certains se sont aussi présentés en pyjama, mangeant une glace, dans leur lit… Ou bien ils n’ont tout simplement pas voulu se montrer parce qu’ils ne se trouvaient pas beaux. Malgré toute son implication, un je-ne-sais-quoi a résisté.

Les trois pièges du confinement

Ces difficultés, une étude menée durant le confinement les confirme. Élaboré au lendemain de la fermeture des écoles, un questionnaire a été transmis aux parents d’élèves et aux enseignants, recueillant respectivement 30 000 et 6 000 réponses. Spécialiste de la sociologie de l’enseignement à l’université de Bordeaux et chercheur au Centre Émile-Durkheim, Romain Delès en a été l’un des maîtres d’œuvre. Il relève trois « grands pièges de l’école à la maison ».  Le premier a été « organisationnel ». « À la question : “Avez-vous proposé un emploi du temps à votre enfant ?”, vingt points d’écart séparent les classes supérieures, qui associent majoritairement les enfants à ce calendrier, et les classes populaires, qui ne les associent pas. Cela renvoie à une inégalité de logement, à la possibilité d’avoir un espace dédié au travail, un bureau, à ménager un espace-temps pour ce moment particulier de l’école à distance. »

Le deuxième piège a été « pédagogique ». La question a moins été de trouver du contenu pédagogique – abondant – que de le sélectionner. Comme l’explique Romain Delès, « les parents et les élèves ont été mis face à une profusion de ressources pédagogiques. Cependant, avec les interfaces numériques, l’enseignement s’est délinéarisé. Le lien établi en présence par le prof entre l’apprentissage des notions et leur application dans des exercices s’est perdu. On a demandé ce que les familles faisaient pour accompagner leurs enfants et rétablir ce lien conceptuel. Les résultats peuvent sembler paradoxaux : les classes populaires ont consacré à la classe en moyenne 3 h 16 par jour, les classes supérieures 3 h 07 et les enseignants 2 h 58 ». Ces résultats s’expliquent par le fait que les catégories supérieures rendent invisibles certaines activités pédagogiques, comme la lecture, mais aussi que les catégories populaires adhèrent très fortement aux prescriptions de l’Éducation nationale, même si c’est plutôt de façon formelle, en surveillant le travail de l’enfant. « Quant à l’équipement informatique, même si notre enquête a un biais puisqu’elle est réalisée par Internet, on note assez peu de différences. Les écarts tiennent plutôt aux compétences numériques des parents. »

Le dernier piège a été « relationnel ». Le rapport à l’éducation des enfants a été une source de tension dans les familles. « À plus de 80 %, la relation parents-enfants était bonne avant la crise. Elle s’est dégradée durant le confinement et dans l’expérience précise de l’école à la maison, et cette aggravation est significativement plus forte dans les milieux populaires. Il a été difficile pour les parents de retrouver les conditions de l’efficacité scolaire. »