L’épreuve du négatif renforce-t-elle notre appétit de vivre ?

Philippe Forest publié le 13 min

Comment cette question vertigineuse, qui hante tout le romantisme européen, résonne-t-elle aujourd’hui en période de crise ? Inspirés par Hegel, Nietzsche et Kierkegaard, les philosophes Catherine Malabou, Dorian Astor, Vincent Delecroix et François Jullien nous accompagnent dans l’exploration de la vie par les gouffres. Ils dessinent chacun une voie singulière pour faire face.

Élisabeth est anéantie par la mort de son grand amour, Simon. Venu à son chevet, le vieux docteur Rozier tente des paroles de consolation. « Vous savez, lui raconte-t-il, lorsque j’ai perdu ma femme, je suis resté de longs mois à ne souhaiter que mourir. Et puis un jour, j’ai eu envie de m’acheter des chaussures. Je me suis senti vivant comme jamais. » Cette perspective fait horreur à Élisabeth l’endeuillée. Est-il acceptable qu’une paire de chaussures compense la perte de l’être aimé ? Cette scène est tirée du film troublant d’Alain Resnais L’Amour à mort (1984). Troublant et audacieux, car, à ce moment-là, Simon sort de la chambre, vivant. Ayant connu la mort, il ne veut plus vivre que dans l’absolu de la jouissance et de l’amour – « À quoi bon ressusciter des morts si c’est pour rabâcher toujours les mêmes histoires ? », se justifie-t-il lorsqu’il décide de ne plus voir ses enfants qui, dit-il, ne l’ont jamais aimé. Il devient insupportable et suicidaire. 

 

Que faire du mal ? 

Deuil et renaissance, douleur et désir, perte et plaisir… Étrange comme l’amour de la vie côtoie les gouffres des saisons en enfer. Cette histoire de chaussures et de résurrection surréaliste pourra sembler prosaïque ou excessivement poétique pour poser la question qui taraude toute la philosophie moderne : l’épreuve du négatif (du mal, de la souffrance, de la maladie, de la mort…) peut-elle augmenter notre appétit de vivre ? Que la vie soit plus précieuse lorsqu’on a craint de la perdre, que d’une épreuve l’on puisse sortir plus fort, que d’un mal puisse survenir un bien : cette pensée a quelque chose de réconfortant, on aimerait tous y croire un peu, on l’expérimente tous plus ou moins. Mais elle nous choque aussi. Parce qu’il faudrait admettre que le mal, non seulement existe, mais a une vertu, un sens, une utilité : celle de rehausser le prix de la vie. Parce qu’il faut alors se demander pourquoi vivre si la vie ne s’apprécie pas d’elle-même ? Et enfin parce qu’éviter de « regarder en face le négatif », comme le préconise Hegel, ne chercher la béatitude que dans le positif sans mélange, ce serait risquer de passer à côté de la « vraie vie ». 

“Admettre que le mal puisse avoir un sens, une utilité, est choquant”

La philosophie s’étant préoccupée de la vie bonne depuis toujours, « que faire du mal ? » n’est pas une interrogation récente. Cependant, il s’est passé quelque chose spécifiquement en Europe au XIXe siècle pour qu’elle devienne obsédante. Entre Hegel (1770-1831) et Friedrich Nietzsche (1844-1900), en passant par Søren Kierkegaard (1813-1855), cette obsession est liée à la lente sortie de la pensée religieuse. Le christianisme s’est en effet longtemps occupé d’assigner un sens au problème du mal. Après la Chute, le pécheur gagne dans la douleur ici-bas son paradis au-delà. C’est la tradition de la « théodicée », qui trace la route de l’humanité vers le souverain bien voulu par Dieu et justifie ainsi l’existence du mal et de la souffrance – car il faut exempter Dieu, ou l’Idéal, d’être mal intentionné envers nous. À la fin du siècle des Lumières, le romantisme constitue un dé­placement du dolorisme chrétien autant que du rationalisme. L’exaltation du sentiment, la fusion du moi et de la nature déchaînée dans une Totalité permettent de confondre le bien et le mal jusqu’au sublime.

 

L’option dialectique de Hegel / Le négatif permet une affirmation encore plus forte

Le tournant décisif viendra de Hegel. Pour la première fois dans l’histoire de la philosophie, le négatif devient consistant en soi, il n’est pas un néant, il est l’opérateur même de l’existence. Contre l’indistinction du positif et du négatif chez les romantiques – pour eux, critique-t-il, « toutes les vaches sont noires » –, Hegel place la contradiction au cœur de la vie : « Le négatif ne vient pas de l’extérieur, explique Catherine Malabou, spécialiste du philosophe allemand et autrice de L’Avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique (Vrin, 1996). Il a sa source dans la vie, dans le positif. D’une certaine manière, vivre c’est souffrir. Pourquoi ? Parce qu’au départ, ce n’est pas moi qui vis ma vie, c’est la vie qui me vit – Hegel ne permet pas cependant de penser la vie personnelle, c’est ce qui le rend abstrait. Je ne suis à la naissance qu’un exemplaire d’un genre universel. La vie est un processus plus grand que moi qui, selon Hegel, est à la fois logique, naturel et spirituel. Vivre sa vie, c’est arracher sa singularité à l’universel anonyme. L’universel finira certes par m’anéantir, puisque la mort me fera revenir à l’anonymat du genre. Mais, durant le temps de ma vie, j’aurai affirmé, contre le négatif, la liberté d’être qui je suis. La douleur comme le bonheur de la vie consistent à cet arrachement à la totalité. »

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