François Jullien. L’art d’agir sans méthode
Peut-on vivre sans planifier ?
Alors que la crise compromet nos projets, bouscule nos calendriers et nous oblige à réviser nos organisations, doit-on aussi revoir complètement nos façons de vivre et de penser ? Le philosophe spécialiste de la pensée chinoise François Jullien, auteur d’une Politique de la décoïncidence, nous éclaire sur la stratégie à adopter.
Comment faire quand la vie déjoue tous nos plans dans un contexte d’incertitude tel que nous le connaissons ?
François Jullien : La philosophie grecque nous a appris à modéliser. Cela est devenu constitutif de la raison en Europe. Sur le plan politique, déjà chez Platon, on construit la Cité idéale, « en vue du meilleur », avant de songer comment la réaliser. Ainsi pensons-nous en termes de théorie et de pratique, de modélisation et d’application, de formel et de réel. Or l’époque que nous vivons, du fait de la mondialisation, nous empêche de modéliser comme par le passé, pour deux raisons. La première est que le monde est devenu trop complexe, tissé de trop de facteurs imbriqués et d’interdépendances, pour qu’une modélisation y soit envisageable, et ce en dépit du nombre de plus en plus grand de données qu’on peut projeter sur le futur. La seconde raison pour laquelle on ne peut plus faire de plan sur l’avenir est que nous n’y croyons plus : il n’y a plus de futur consistant. Nous avons longtemps vécu sur une conception des jours meilleurs et du progrès. Ce n’est plus d’actualité. Nul ne sait si l’avenir sera meilleur, concernant la planète ou les relations mondiales. Pareille inconsistance nous conduit au « présentisme » qui est non pas le choix du présent ou la jouissance de l’ici et du maintenant, mais un repli sur le présent, faute de projection idéale. Le repli présentiste n’est ni un hédonisme ni un épicurisme invitant à saisir le moment présent, ni non plus une forme d’« immoralisme » à la Gide. Non, simplement l’avenir ne nous parle plus. Les lendemains ne chantent plus.
Comment agir sans plan et sans idéal ?
Nous avions une idéalité qui paraît aujourd’hui en déroute. Notre déception vient du fait que les deux grands termes qui ont porté la philosophie européenne depuis les Grecs sont le modèle et la fin, à la fois l’eidos et le telos. L’eidos, dont est issu le mot « idée », relève de l’idéal ou du plan projeté. Le telos, qui a donné « téléologie », est la « fin », à la fois comme but et comme terme. Or les deux nous sont retirés, si bien que nous restons suspendus, en plein désarroi. Car nous n’avons que deux options, l’idéalisme ou l’empirisme. Soit modéliser coûte que coûte, en comptant sur la volonté pour faire entrer de force ce modèle dans le réel. Soit, à l’inverse, coller à la situation, tenter de s’y adapter au plus près – comme s’y essaie, dit-on, le gouvernement actuel… Nous sommes pris dans cette alternative. Soit l’idéalisme modélisant, politiquement plus mobilisant, parce qu’il projette un optimum sur l’avenir – mais est-il encore possible dans la situation présente ? Soit l’empirisme, ou ce qu’on appelle le pragmatisme, qui bénéficie en principe de la force du réalisme – mais peut-il parler à notre désir et nous motiver ?
“La décoïncidence, cela consiste à ne plus projeter sur l’avenir ni fin ni modèle, sans pour autant se contenter de subir, de s’adapter”
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