Les échecs, un jeu humain, trop humain
La série Le Jeu de la dame a ravivé l’intérêt pour les échecs. Pourquoi fascinent-ils toujours à l’heure où l’intelligence artificielle bat les plus grands champions ? Réponse avec un philosophe oublié, Amédée Ponceau.
Carton plein pour Le Jeu de la dame, la nouvelle minisérie Netflix qui plonge le spectateur dans l’univers des échecs. L’intrigue – portée par Anya Taylor-Joy qui campe Beth Harmon, une orpheline prodige – n’y est pas pour rien. Mais l’intensité de l’histoire, qui revisite certaines des parties les plus célèbres, suffit-elle à expliquer l’intérêt pour cette série ? N’y a-t-il pas aussi quelque chose comme une fascination inhérente pour les échecs ? Assurément, répondrait Amédée Ponceau (1884-1948), philosophe spiritualiste aujourd’hui tombé dans l’oubli : si nous nous passionnons pour les échecs c’est que ceux-ci sont comme le symbole de l’existence humaine, tiraillée entre spontanéité et mécanisme.
Pour Ponceau, en effet, pouvoir jouer aux échecs est un signe distinctif de l’homme, comme il l’explique dans Initiation philosophique (1944) : « Un joueur d’échecs ne peut pas être un automate […]. Le joueur non automatique est le perpétuel inventeur d’un ordre stratégique dans lequel prend place chaque coup joué, sans que ce coup à lui seul ne constitue jamais la stratégie totale. Ce sont d’autres coups antérieurs ou bien seulement pensés tout d’abord pour être ultérieurement exécutés, qui lui donnent ou promettent de lui donner l’efficacité. À cette stratégie, l’automate ne peut jamais opposer que des déclenchements spasmodiques, à effets limités. » Par stratégie, nous devons « entendre moins un dispositif fixé d’avance et immuable qu’une action susceptible de s’infléchir à chaque coup dans un sens différent de son action initiale. »
Contrairement à une intelligence artificielle, qui prévoit dès le début de la partie l’ensemble des coups possibles et n’est donc jamais étonnée, le propre d’un joueur humain, c’est de pouvoir être surpris. Le joueur humain est en effet incapable d’envisager tous les cas de figure. Et sa décision, à l’instant T, n’est donc pas nécessairement celle que la machine considérerait comme la meilleure. Avoir une stratégie est, pour Ponceau, la manière par excellence d’agir en tenant compte de cette incertitude, en intégrant l’espace de jeu ouvert par notre propre finitude. Avoir une stratégie, c’est, en ce sens, pouvoir en changer – troquer son répertoire limité de situations envisagées pour un autre. Le joueur humain « s’inspire du spectacle offert à chaque instant par l’échiquier, il passe du spectacle à une façon nouvelle de “penser la partie” […]. De cette structure, il engendre une représentation future, en route vers la solution. Rien de tel, évidemment, chez l’automate. […] Il n’y a pas de monde pour lui » qui ne se réinvente jamais. Sa tactique est toujours déjà envisagée comme possibilité, et son « choix » est toujours nécessaire.
Au contraire, le joueur humain est « un inventeur de tactiques perpétuellement renouvelées ». Il représente, à ce titre, l’existence humaine tiraillée entre « l’automatisme et la spontanéité ». Et Ponceau d’ajouter que « le corps est comparable à un joueur d’échecs authentique, à celui qui invente, à celui qui s’invente lui-même ». Pour être un bon joueur d’échecs, il faut s’instruire des exemples de stratégies auxquelles d’autres joueurs, avant nous, ont donné réalité – et que notre adversaire est donc capable d’envisager. Beth ne cesse d’ailleurs de rejouer des séquences bien connues des amateurs d’échecs – Rachid Gibiatovich Nejmetdinov contre Genrikh Kasparian à Riga en 1955 ; la célèbre « partie de l’opéra » de 1858 entre Paul Morphy et Charles II de Brunswick, etc. Mais, de cette logique mécaniste, il faut savoir se détacher et tirer le coup inattendu, comme le démontre le final de la série. Pour ne pas divulgâcher, il suffit de dire que Beth réalise une manœuvre rare et audacieuse qui justifie le titre original de la série. Le jeu d’échecs donne ainsi de la vie l’image particulièrement juste d’un « acte fondamental perpétuellement repris ».
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