Nastassja Martin : “Je m’intéresse à la possibilité d’une métamorphose”

Par la puissance de l’expérience qu’il raconte, par l’intensité poétique de son écriture, le récit Croire aux fauves a fait découvrir à de nombreux lecteurs la personnalité hors du commun de Nastassja Martin. On y découvre que, le 25 août 2015, cette jeune anthropologue a survécu à l’impossible : alors qu’elle arpentait seule les pentes d’un glacier du Kamtchatka, elle a été attaquée par un ours, qui l’a mordue au visage. Celui-ci allait l’entraîner dans sa tanière, quand, dans une semi-inconscience, elle s’est souvenue – détail capital ! – qu’elle attachait toujours son piolet sur son sac, à portée de main. Elle s’en est saisie pour frapper l’ours à la gueule, le laissant dans un état de sidération tel qu’elle est parvenue à s’enfuir de justesse. S’en sont suivis un long et complexe parcours de guérison mais aussi une méditation métaphysique sur notre relation aux animaux et les frontières de notre identité. Qu’est-ce que porter sur soi la marque de l’ours ?

Si ce livre unique est passé de main en main, son succès a peut-être fait un peu d’ombre à la qualité du travail d’anthropologue de Nastassja Martin, que la parution d’un ambitieux essai en cette rentrée, À l’est des rêves. Réponses even aux crises systémiques, permet de découvrir. Au même titre que Charles Stépanoff, lui aussi spécialiste de la Sibérie (lire son dialogue avec Cécile de France sur le chamanisme dans Philosophie magazine n° 134 et sur Philomag.com), Nastassja Martin appartient à une jeune génération d’anthropologues marquée par la pensée de Philippe Descola et par la parution en 2005 de Par-delà nature et culture, une somme qui leur a fourni un programme de travail. Ils ont décidé d’explorer d’autres types de relations à la faune et aux éléments que ceux qu’entretient la civilisation occidentale, laquelle oscille entre surexploitation massive et idéalisation mièvre. C’est auprès des populations de chasseurs-cueilleurs du Grand Nord que Nastassja Martin est partie à la découverte de l’animisme, une vision du monde – ou une « ontologie » pour employer le terme de Descola – qui donne peut-être quelques pistes de réponse à la crise écologique actuelle, en cela qu’elle réenchante le monde et invite à prêter une âme à tous les êtres vivants. Plonger dans l’animisme, c’est évidemment se défaire de notre modèle philosophique et envoyer quelques bons coups de piolet à nos préjugés. Prêts pour l’expérience ?

Nastassja Martin en 7 dates
1986 Naissance à Grenoble
2009 Premier terrain chez les Gwich’in en Alaska
2014 Premier terrain chez les Évènes au Kamtchatka
2015 Rencontre avec l’ours en Sibérie
2019 Parution de Croire aux fauves, qui remporte un vaste succès public et critique
2020 Participation à un collectif citoyen mobilisé contre l’extension du domaine skiable de La Grave
2022 Sortie de son troisième film documentaire Tvaïan (avec Mike Magidson), après Kamtchatka. Un hiver en pays évène et Kamtchatka. Un été en pays évène

Comment en êtes-vous venue à étudier sur le terrain les populations arctiques ?

Nastassja Martin : J’ai rencontré l’Alaska bien avant de débuter un terrain d’anthropologie là-bas. Il se trouve qu’à La Grave [Hautes-Alpes], face à la Meije où j’habite, j’ai rencontré des Américains de la région d’Anchorage qui m’ont encouragée à travailler chez eux, dans le tourisme sportif. À partir de mes 17 ans, je suis donc allée prendre un job chaque été en Alaska, ce qui m’a aidée à financer mes études de sociologie à l’université de Grenoble. Lorsque j’étais en licence, j’ai découvert Par-delà nature et culture de Philippe Descola. Un choc ! J’ai compris que je voulais faire de l’anthropologie de la nature. Seulement, depuis Grenoble et mes études de sociologie, cela paraissait difficile. Un professeur m’a conseillé de réaliser un premier terrain, d’écrire un projet de recherche et de l’envoyer à Descola. Ce que j’ai fait sans trop y croire : j’ai enquêté sur le conflit autour de la chasse au loup en Alaska. À ma grande surprise, j’ai entamé une série de travaux sous la direction de Descola, qui allaient se prolonger jusqu’au doctorat.

Ces travaux vous ont amenée à passer en tout deux ans avec le peuple gwich’in.

Oui, pour mon master, puis ma thèse, j’ai vécu avec les Gwich’in à Fort Yukon. Ils m’ont intéressée parce qu’ils étaient, médiatiquement, très vindicatifs quant à la préservation de leurs terres, en conflit avec les prospecteurs pétroliers comme avec les Iñupiat, un collectif autochtone de l’extrême nord de l’Alaska, sur les côtes de la mer de Beaufort. Le conflit portait sur la potentielle exploitation pétrolière de la plaine côtière d’un grand parc naturel, le National Arctic Wildlife Refuge. Les Iñupiat étaient en faveur de l’exploitation onshore, parce qu’ils comptaient en tirer des rentes ; les Gwich’in étaient contre, parce que les caribous dont ils dépendent pour vivre mettent bas sur cette plaine côtière. Les Gwich’in arguaient qu’exploiter cette plaine, c’était porter atteinte à leurs droits humains, estimant que leur survie mais également leurs âmes et celles de leurs ancêtres étaient liées à ces caribous.