Neuralink : faut-il craindre les implants cérébraux ?
L’entreprise Neuralink a réussi la première installation de son implant cérébral chez l’être humain. Le patient appareillé est parvenu à faire bouger, par la pensée, la souris d’un ordinateur. Une avancée inquiétante ?
Faut-il s’inquiéter du développement des implants cérébraux ? Greffant des éléments numériques au cœur du corps biologique, ces technologies produisent un flottement quant aux frontières du vivant et de l’inerte. Ils interrogent les limites de l’organisme et de l’identité. Mais ce brouillage est depuis longtemps devenu la règle à travers les innombrables prothèses dont les corps s’appareillent, pour suppléer à la défaillance de certains organes ou pour doter l’individu de capacités nouvelles. Le philosophe Georges Canguilhem (1904-1995) soulignait, dans La Connaissance de la vie (1952), la continuité entre l’organe et l’outil : « Un outil, une machine, ce sont des organes, et des organes sont des outils ou des machines. » La principale différence tient moins au caractère artificiel qu’au caractère détachable de l’outil ; celui-ci n’en constitue pas moins un prolongement de l’organisme au même titre que l’organe. La logique de l’implantation prosthétique conduit semble-t-il seulement à l’incorporation de ces « organes artificiels » dont le corps humain s’est toujours paré – selon une tendance en quelque sorte naturelle à l’espèce.
Mais l’implant cérébral est-il une prothèse comme une autre ? Oui, serait-on tenté de répondre de prime abord. Utilisé pour corriger certaines pathologies (par exemple la cécité), il peut avoir un effet curatif. Il peut également jouer un rôle dit augmentatif – comme dans le cas de Neuralink, où le patient se retrouve capable de déplacer « par la pensée » le curseur d’une souris d’ordinateur. Il semble pourtant difficile de circonscrire les effets potentiels d’un implant à ces seules finalités objectives pour lesquelles ils ont été conçus. Par définition, un implant cérébral touche au système nerveux central qui constitue la matrice biophysique de toute pensée. « C’est du cerveau qu’émerge notre sentiment de présence au monde, c’est-à-dire notre conscience. Et d’elle dépend notre capacité à saisir le monde et soi-même au moyen d’un même acte : de penser la frontière entre l’être humain et le monde et, simultanément, de penser l’articulation entre les deux », écrivent le philosophe Éric Fourneret, le spécialiste des neurotechnologies Blaise Yvert et le chercheur Clément Hébert dans « Implants cérébraux : la nature humaine remise en question » (2020). « Si le substrat de la pensée s’anime en synergie avec des réseaux de neurones artificiels, la conscientisation de la frontière entre l’homme et le monde s’artificialise. »
Il faut souligner la différence. C’est une chose, pour un être pensant, que de s’appréhender doté de nouvelles capacités : voir à nouveau, actionner un troisième bras, etc. L’expérience peut sans doute être déconcertante, mais elle ne trouble pas foncièrement la capacité de la conscience à reconnaitre le « style » propre de son moi. « Le moi, au milieu de [ses] transformations, garde un “style” constant de “caractère personnel” », notait Husserl dans ses Méditations cartésiennes (1929). Je sens, je ressens, j’appréhende mes vécus d’une certaine manière qui m’est propre, en laquelle je me reconnais. Je peux intégrer les différents éléments qui se présentent à ma conscience – événements, capacités, désirs, etc. – dans une image de moi-même en vertu de cette signature qui les frappe. Une nouvelle capacité offerte par une prothèse ne fait pas exception à la règle. J’en reconnais la nouveauté tout en éprouvant la « mienneté » de cette nouveauté et la possibilité de l’intégrer dans le tout d’une existence dont le caractère propre n’a pas foncièrement changé.
C’est précisément ce sentiment d’identité, qui fait la teneur du rapport de l’individu au monde et à lui-même, que risque de mettre en péril l’implant cérébral. Celui-ci n’ajoute pas simplement un élément à l’ensemble des éléments de mon champ de conscience : altérant son substrat matériel, son soubassement obscur, l’implant risque de troubler la familiarité de la conscience à elle-même. Les premiers retours sur des expériences implantatoires font de fait état de phénomènes de dépersonnalisation. Le média américain Insider a enquêté récemment auprès de patients appareillés pour traiter certaines pathologies – dépression, maladie de Parkinson, etc. Si les effets positifs sont incontestables, l’enquête souligne cependant la face sombre de ces dispositifs : « Beaucoup ont eu le sentiment d’avoir été dépossédés d’eux-mêmes par la maladie. Cela a un impact réel sur votre identité, votre rapport à vous-même », témoigne la philosophe Anna Wexler. Frédéric Gilbert, philosophe lui aussi, évoque « des cas où il est clair que les BCI [brain-computer interfaces, « interfaces cerveau-machine »] ont induit des changements dans la personnalité ». Les patients « savent qu’ils sont eux-mêmes, mais ça n’est pas pareil qu’avant la pose de l’implant. » La conscience de soi persiste, mais elle se heurte à l’impossibilité de se reconnaître dans une image.
Le philosophe Henri-Frédéric Amiel (1821-1881) exprime bien le phénomène : « Tout m’est étrange, je puis être en dehors de mon corps et de mon individu, je suis dépersonnalisé, détaché, envolé. » Je suis bien là, mais sous une forme vide dépouillée de caractère personnel. Les choses arrivent à ma conscience mais ne m’arrivent plus vraiment à moi. Le corps, lieu même de mon appartenance au monde, n’est plus mien mais devient comme une chose du monde. Il ne se distingue plus, dans son étrangeté, de l’étrangeté des choses alentour. Je flotte au-dessus de lui et de ses vécus qui ne me concerne plus.
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