Pascal Bruckner : “On ne peut pas survivre longtemps sans dehors”

Dans son dernier ouvrage, Le Sacre des pantoufles (Grasset, 2022), Pascal Bruckner livre une réflexion critique sur la façon dont, depuis quelques années et du fait des nouvelles technologies, nous vivons de plus en plus à domicile. Une mise en garde contre la vie sans sensations du dehors. Rencontre.

Vous partez de ce constat : nous vivons un temps du rétrécissement, de la contraction, de la fatigue, un temps dont le personnage de fiction Oblomov est l’incarnation. Qui est Oblomov et que dit-il de notre monde actuel ?

Pascal Bruckner : Oblomov est une création d’Ivan Gontcharov (1812-1891), un écrivain russe du XIX^e siècle. Il vit couché la plupart du temps. Il est fatigué. C’est un velléitaire surmené qui se torture à la simple pensée de ce qu’il doit faire. Chaque décision lui coûte, il est sans cesse accablé de pressions, débordé par un tas de petites activités qu’il n’a jamais le temps d’achever. Et il s’apprête toujours, à l’âge de trente ans, « à commencer de vivre ». J’ai lu ce livre pendant le premier confinement et j’ai réalisé qu’Oblomov, c’était nous. C’est la vie du reclus qui navigue entre ses écrans, à attendre d’être sollicité, entre Netflix et sa boîte mail, entre son canapé et son lit. Oblomov est moins une peinture de l’âme russe, comme le déplorait Lénine, qu’une prémonition adressée à l’humanité entière.

“Le défaitisme est le soupir de gros chats ronronnant dans le confort” Pascal Bruckner

Grâce aux technologies de communication, une partie croissante de la population peut vivre chez elle, privée d’un dehors de plus en plus considéré, selon vous, comme trop dangereux.

Plus la vie des individus est régulière, plus ils sont réceptifs au leitmotiv du péril. Il y a une volupté de l’état d’urgence : nous éprouvons une jouissance paradoxale à prédire notre disparition. Trop d’esprits paresseux glosent sur la décadence occidentale au lieu de rechercher les remèdes à nos maux. Le défaitisme est aussi la résidence secondaire des peuples privilégiés, le soupir de gros chats ronronnant dans le confort. Sonner l’alarme, c’est réenchanter la routine, rêver d’un encasernement généralisé au nom de l’imminence du cataclysme. Mais la dernière réplique revient toujours à la passivité.

Vous expliquez que ce temps des pantoufles n’est pas propre à notre génération. Elle est ancienne et serait héritée de la vie monacale. C’est-à-dire ?

C’est la règle monastique codifiée par saint Benoît au VI^e siècle avec son découpage horaire strict qui annonce l’expérience du temps profane que nous connaissons aujourd’hui. C’est le culte des horloges avec toutes ses obligations horaires de messes, de prières, de travaux. Le moine est soumis, tout comme nous, à cette grande puissance énigmatique qui se nomme le quotidien, lequel peut les acheminer vers Dieu. Ce n’est pas tant le dépouillement que l’on cherche dans la vie monastique que la régularité d’une existence entièrement chronométrée : se remettre entre les mains de Dieu, c’est s’en remettre à un règlement rigoureux. La fidélité au Seigneur est d’abord une fidélité aux horaires fixés. Le monastère, par sa confusion de la règle et de la vie, est devenu le brouillon de l’usine, du bureau, de l’école, de l’hôpital et de la prison, la matrice de nos institutions. Le moine est déjà cet être surmené, tenu en haleine en permanence par un calendrier impitoyable, justement pour ne pas se poser trop de questions. Il faut quadriller l’espace mental, se harceler de tâches diverses, aussi astreignantes qu’inutiles de peur que le Malin ne s’introduise en lui pour hâter son relâchement.