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“Family Portrait XIX”, 2021 (détail). © InkaAndNiclas

Enquête

Quels morts pleurons-nous ?

Clara Degiovanni publié le 31 mai 2023 12 min

Peut-on pleurer à la fois les Ukrainiens et les Russes morts au combat, ceux qui décèdent à nos portes et ceux qui disparaissent à l’autre bout de la planète, les humains et l’ensemble des vivants ? Bref, sommes-nous capables de ressentir une empathie universelle pour toutes les vies qui souffrent et pour toutes celles qui s’achèvent ?

 

« Je ne comprends pas ce que signifie une mort “qui n’est une perte pour personne”. Je pleure tous les disparus, sans exception », déclare Shizuto, héros du roman de l’auteur japonais Arata Tendō L’Homme qui pleurait les morts (2008 ; trad. fr. Seuil, 2014). Il s’attelle donc très minutieusement à récolter des éléments biographiques sur le défunt : son caractère, ce qu’il a aimé, tout ce qu’il a fait dans sa vie… Ainsi entre-t-il en empathie avec tous les disparus – y compris, et surtout, les malfrats et autres repris de justice qui, sans lui, n’auraient été pleurés par personne. L’histoire est belle mais est-elle réaliste ? Au-delà de la fiction, est-il possible de pleurer tous les morts sans aucune distinction ? Notre empathie et notre capacité lacrymale ne sont-elles pas, au contraire, circonscrites dans des limites plutôt étroites : celle de la famille, de la nation, de cet Autre qui n’est pas tout à fait un autre et à qui l’on peut s’identifier ?

Le premier critère auquel on pense lorsqu’on s’interroge sur notre capacité à pleurer – ou non – les défunts est celui de la distance géographique. En école de journalisme, on apprend la « théorie du mort kilomètre », selon laquelle plus un mort est proche de nous, plus il occupera l’espace médiatique et sera donc collectivement pleuré. La presse locale est ainsi faite de nécrologies et de rapports d’accidents circonscrits dans les limites étroites d’une région donnée. Cette frontière s’étend à l’échelle nationale quand la personne concernée par la mort est célèbre. La mort de l’acteur Gaspard Ulliel, l’an dernier, ou celle de l’enfant à naître dont la mère a été percutée par la voiture de Pierre Palmade, au mois de février, ont occupé les colonnes des journaux pendant plusieurs semaines.

 

C’est arrivé près de chez nous

Ces disparitions individuelles et isolées sont pleurées, car elles participent d’un monde commun, d’un univers mental partagé : que ce soit via un nom de célébrité familier ou parce que le lieu de l’accident est proche et connu de tous. Mais cette théorie de la distance géographique rencontre rapidement des limites. Que dire, par exemple, des SDF qui meurent dans la rue, à côté de nos habitations, dans le froid et l’indifférence ? Que dire, aussi, de tous ceux qui perdent la vie dans les camps de migrants ?

Le politiste Mathias Delori, auteur du livre Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale (Éd. Amsterdam, 2021), estime que la réalité est plus complexe que cette « théorie du mort kilomètre », dans la mesure où, parfois, la mort et la souffrance de personnes géographiquement proches ne nous affectent pas. Jusqu’à une période récente, par exemple, les organisations féministes ne parvenaient pas à attirer l’attention du public sur les féminicides, qui causent la mort chaque année en France d’environ 100 femmes. À l’inverse, la mort ou la souffrance de personnes géographiquement éloignées peuvent susciter de la sympathie. Le soutien à l’action humanitaire repose notamment sur ce ressort de l’identification avec des autres lointains.

“La rhétorique guerrière contre-terroriste crée de l’identification avec les victimes du terrorisme, mais elle n’évoque pas les victimes des guerres contre-terroristes. Concrètement, on n’a que deux mots pour ces dernières : ‘dégâts collatéraux’”
Mathias Delori, politiste et auteur de Ce que vaut une vie (Éd. Amsterdam, 2021)

 

La philosophe Judith Butler a forgé les notions de « grievable life » (« vie digne d’être pleurée ») et de « ungrievable life » (« vie indigne d’être pleurée ») pour rendre compte de cette distribution inégale de la compassion. Elle relève que ce phénomène n’est pas anodin. La mort et la souffrance sont rendues possibles par la constitution de certaines personnes en « ungrievable lives ». Par ailleurs, la frontière entre ces deux types de vie n’est pas aléatoire. Dans le cas des guerres, elle fait l’objet d’une politique délibérée. « Par exemple, la rhétorique guerrière contre-terroriste crée de l’identification avec les victimes du terrorisme, mais elle n’évoque pas les victimes des guerres contre-terroristes. Concrètement, on n’a que deux mots pour ces dernières : “dégâts collatéraux” », résume Mathias Delori.

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