Ruwen Ogien : “Ni la maladie ni les souffrances physiques n’ont de justification morale”
Les concepts boursouflés, très peu pour lui. Ruwen Ogien, philosophe libertaire spécialiste d’éthique, est de ceux qui ne goûtent guère le poids des traditions et la morale mal placée. Dans son dernier livre, très personnel, il dégonfle sans se payer de mots une certaine idée de la maladie. Ah ! de l’air !
« Avons-nous une sorte de deadline ? » m’a écrit Ruwen Ogien, alors que nous préparions cet entretien, avec cette autodérision qui ne le quitte jamais. Le philosophe souffre, selon les médecins, d’un « adénocarcinome canalaire pancréatique ». En clair, un cancer du pancréas, une maladie de longue durée, « à perpétuité » comme il dit, pas de celles dont on peut espérer guérir. Mais ce bienveillant spécialiste des questions morales, partisan d’une éthique dénuée d’obligations envers soi-même, toute contenue dans un principe minimal bien qu’infiniment ambitieux – ne pas nuire intentionnellement à autrui –, n’est pas du genre à désespérer. Lui qui se méfie des grands mots métaphysiques – l’amour, la dignité –, joyeux démolisseur du « culte de l’ineffable », de « la philosophie morale à la française », soit « un certain style d’écriture philosophique qu’il est permis de ne pas apprécier : le “ressassement” ou la répétition plus ou moins masquée par une surenchère d’hyperboles et d’injonctions pathétiques », a fourbi ses armes conceptuelles. Tout prêt à en découdre avec les poncifs qui entourent la maladie et qui attribuent au malade un « rôle », sinon un statut – « déchet social » –, il est allé décrocher quelques vieilles lunes, comme à son habitude. Parmi elles, cette baudruche nietzschéenne : ce qui ne te tue pas te rend plus fort. Pour le philosophe, ce cliché dont Johnny Hallyday a fait une chanson n’est pas seulement faux, il véhicule une idée réactionnaire. Cette idée a un nom : le dolorisme, qui, sous couvert de chercher d’hypothétiques vertus positives à la souffrance, participe en fait d’un courant de pensée conservateur regrettant la perte de « l’esprit de sacrifice ». Cet esprit-là, Ruwen Ogien ne l’a jamais eu. Mieux, il s’attache à le combattre de livre en livre, définitivement progressiste.
Dans le dernier, renversant d’érudition, d’esprit et de style, il rassemble les différentes facettes de « la maladie comme drame et comme comédie ». Le philosophe brosse un aperçu, autobiographique comme jamais, de ses Mille et une nuits de patient, durant lesquelles il s’attache à « faire durer le suspense comme Shéhérazade ». Après des semaines d’échanges amicaux, entrecoupés par de « fichues journées de torture » médicale, Ruwen Ogien a répondu à ces questions sur le fil, à l’approche de notre deadline éditoriale, à la façon d’un « Phileas Fogg bouclant son tour du monde en quatre-vingts jours à la seconde près », avec le sang-froid, la méthode et l’humour du gentleman et la promesse d’un voyage (philosophique) extraordinaire.
Minibio. Ruwen Ogien en six dates
- ???? Naissance un 24 décembre à Hofgeismar (Allemagne), de parents rescapés de la Shoah
- 1960-
1970 Éducation française à Paris, puis à l’Université libre de Bruxelles - 1981 Devient chercheur au CNRS et publie son premier livre Théories ordinaires de la pauvreté (PUF, 1983)
- 1984-
1985 Visiting scholar (« enseignant-chercheur invité ») à Cambridge (Grande-Bretagne) - 1991 Soutenance de sa thèse de philosophie : La Faiblesse de la volonté (PUF, 1993)
- 2017 Parution de Mes mille et une nuits. La maladie comme drame et comme comédie (Albin Michel) et réédition du Portrait logique et moral de la haine (L’Éclat)
Qu’avez-vous appris de la maladie ?
Ruwen Ogien : Il serait absurde d’affirmer que la maladie, surtout l’affection grave ou de longue durée, n’apprend rien. Elle en dit long sur les rapports de pouvoir au sein de l’institution médicale, le « métier » de malade, le côté théâtral, tantôt tragique, tantôt comique, des relations entre le corps médical et la masse des patients à l’hôpital, etc. Mais je reste profondément sceptique à propos de ce que j’appelle le « dolorisme », l’idée que la maladie et la souffrance physique qui souvent l’accompagne nous en apprennent beaucoup sur nous-mêmes et sur la condition humaine, qu’elles nous rendent, en quelque sorte, nécessairement plus intelligents et plus vertueux. C’est ce qu’un bout de vers d’Eschyle voudrait nous faire croire. Il dit : « Páthei máthos » – « la souffrance enseigne », selon une traduction controversée. Cette généralité me paraît infondée.
En quoi le dolorisme est-il dangereux ?
Le dolorisme voudrait accréditer l’idée que la souffrance possède des vertus positives. Ce serait une éducation à la vertu ou un « merveilleux malheur », comme le dit Boris Cyrulnik dans son éloge de la résilience. Mais, en réalité, le dolorisme peut enfermer les plus faibles, les plus dépendants, les plus gravement malades ou handicapés dans une forme de fatalisme, les pousser à accepter le sort cruel qui leur est fait en société, comme si c’était le mieux qu’ils puissent espérer.
La maladie a-t-elle renforcé votre scepticisme, de la même façon qu’Emerson dit dans Expérience que le deuil crée une forme de désillusion ?
Dans ce texte complexe auquel vous faites référence, Emerson s’interroge sur le chagrin que lui a causé la mort de son jeune fils, Waldo. Il parle donc plutôt des souffrances morales que des douleurs physiques. Pourtant, je pourrais faire miennes quelques-unes des phrases qu’il a écrites : « Ma douleur, c’est que la douleur ne saurait rien m’apprendre, ni me faire avancer d’un seul pas dans la nature réelle. »
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