Hors-série "Platon"

Socrate et les sophistes, un match interminable

Martin Legros publié le 20 avril 2023 11 min

Né avec la démocratie, le conflit entre les sophistes et la philosophie engage deux conceptions de la raison. Alors que les sophistes en font une technique argumentative monnayable auprès des futurs gouvernants, Socrate la conçoit comme la recherche en commun d’une vérité accessible à tous parce qu’elle n’appartient à personne. De la Renaissance à nos jours, avec la révolution numérique, ce conflit ne cesse de se métamorphoser. Sans doute parce qu’il traverse d’abord chacun d’entre nous.



C’est le match inaugural de la raison : une confrontation entre deux modes de discours, deux rapports à la vérité, deux formes d’autorité intellectuelle. Née au sein de l’Agora démocratique de la polis, qui ramena, autour du viie siècle, la souveraineté au milieu de l’assemblée des égaux et fit de l’argumentation la nouvelle clé de toute autorité, la confrontation entre la philosophie et la sophistique opposa deux manières de relever ce défi intellectuel. Confrontation féconde puisqu’elle permit à la philosophie, avec Socrate, de se définir au miroir de cet adversaire. Confrontation tragique aussi puisqu’après avoir cru l’emporter dans une série de passes d’armes dont les dialogues de Platon sont la mémoire vivante, Socrate fut condamné à mort par la Cité, en partie sans doute pour avoir été confondu, sous les accusations d’impiété et de corruption de la jeunesse, avec ce double maléfique. Et confrontation durable, enfin, qui est réapparue, de la Renaissance aux grandes Révolutions modernes, à chaque fois que la raison publique redevenait l’arbitre des conflits des citoyens… jusqu’à aujourd’hui, où, avec la révolution numérique qui met le savoir à disposition de tous, il se rejoue peut-être en chacun d’entre nous.

Technique utile vs initiation à l’ignorance

D’un côté, le sophiste (sophistès, « spécialiste du savoir »). En Grèce, il désignait initialement quiconque possédait une expertise, technique ou morale, et l’enseignait. À Athènes, avec le développement de la démocratie, il en vient à désigner ces nouveaux personnages, tel Protagoras ou Gorgias, qui se proposent de former l’esprit des jeunes citoyens désireux de faire carrière dans la politique en leur procurant les compétences, oratoires et argumentatives, pour qu’ils s’imposent dans les assemblées ou les tribunaux. Comme nos modernes avocats, les sophistes voient dans l’argumentation une compétence technique qui peut être mise au service de toutes les causes et ils se font payer pour leurs prestations.
 

En face, campe le philosophe, amoureux de la sagesse. Il s’inscrit dans la tradition du sage, du sophos, plus que de l’expert. « Inspiré des Dieux », Socrate entretient avec ses interlocuteurs un rapport personnel d’initiation spirituelle et morale. À son contact, c’est une transformation existentielle qui s’opère, davantage qu’une compétence qui s’acquiert. Mais à la différence du sage, qui prétend délivrer ses secrets à une élite privilégiée d’initiés, Socrate s’adresse à tous indistinctement pour chercher en commun la vérité, avec pour seule boussole la raison. Lui n’a aucune sagesse à délivrer – « Je ne sais qu’une seule chose, c’est que je ne sais rien », répète-t-il. Au carrefour de la sagesse et de l’argumentation, c’est un « poisson torpille » qui paralyse ses interlocuteurs et les jette dans l’embarras par ses questions incessantes, ou un « taon » qui les aiguillonne pour qu’ils se mettent en quête de la vérité.

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