Jean-François Mattéi vs. Frédéric Schiffter: Socrate contre les sophistes 

C’est l’un des duels les plus serrés de l’histoire de la philosophie. Il a lieu dans le dialogue de Platon nommé Gorgias. D’un côté, Socrate, le penseur athénien qui passe son temps à démontrer aux puissants – politiques, orateurs à la mode, sophistes – qu’ils ne savent pas ce qu’ils font, et qui en paiera le prix en se faisant condamner à mort. De l’autre, Calliclès, jeune aristocrate ambitieux, plein de morgue et plutôt violent. Pour le premier, il est plus moral de subir l’injustice que la commettre. Pour le second, mieux vaut être malhonnête, cruel, injuste… et réussir. Après que Socrate a montré à un autre rhéteur professionnel, Polos, « qu’il ne faut poursuivre que le bien et le beau sans tenir compte de la douleur » (480c), Calliclès contre-attaque. Socrate confond selon lui l’ordre de la loi – pour lequel commettre l’injustice est toujours un mal – et celui de la nature, suivant lequel commettre l’injustice est tout à fait naturel, surtout pour les prédateurs et les vainqueurs. Or la justice selon la nature consiste à donner davantage au meilleur, à revendiquer la domination du fort sur le faible.

Effrayés par cette évidence, les faibles ont, selon Calliclès, inventé la morale et les lois afin de faire croire que le plus fort est mauvais et injuste, pour le condamner et le punir. Avec l’éducation démocratique, poursuit-il, « les êtres les meilleurs et les plus forts, nous commençons à les façonner, dès leur plus jeune âge, comme on fait pour dompter les lions ; avec nos formules magiques et nos tours de passe-passe, nous en faisons des esclaves, en leur répétant qu’il faut être égal aux autres et que l’égalité est ce qui est beau et juste » (483e). Pour s’exercer « à la musique des affaires humaines », c’est-à-dire à la vraie vie, il faut au contraire accepter de commettre l’injustice et ne jamais la subir. Socrate passe les arguments de Calliclès au crible, en lui demandant de définir les « meilleurs ». Sont-ils les plus forts physiquement, les plus intelligents, les plus courageux, ceux qui gardent tout pour eux ou qui répartissent justement les tâches et les biens entre les hommes ?

Répondant par un éloge des passions, Calliclès considère les « hommes raisonnables » comme des « abrutis » incapables d’assouvir leurs désirs légitimes, des êtres dénués de mouvement vital, des sortes de « pierres » ou de « cadavres ». Socrate critique à nouveau le discours de Calliclès et montre que cet être passionné qu’exalte son adversaire est voué à l’insatisfaction. En comparant le passionné à une passoire, à un tonneau percé ou au pluvier, oiseau qui mange et fiente en même temps, ou encore à un homme qui passe sa vie à se gratter, Socrate dévalorise cette vie où souffrance et jouissance sont simultanées, ne laissant jamais l’homme en repos et le rendant incapable de discerner le plaisir et le bien. Or il est peut-être agréable, mais mauvais, de commettre l’injustice. Là est toute la différence, qui fonde la tradition platonicienne : le bien existe indépendamment de l’utile et de l’agréable. Et c’est lui, lorsque nous le suivons, qui justifie notre humanité. Le combat entre la passion vitale et le bien absolu ne fait que commencer. Il traversera toute l’histoire de la pensée. Nietzsche réutilisera, presque mot pour mot, les arguments de Calliclès dans La Généalogie de la morale. Il s’incarne, comme nous allons le voir, dans les débats les plus actuels.