Le prophète de l’à-quoi-bon

Discours du blasement

Le livre de l’Ecclésiaste est un faux. Son auteur, qui signe son forfait du nom de Salomon, roi d’Israël, fils de David et père de Roboam, demeure à ce jour un inconnu. Le lecteur de l’Ancien Testament qui se prépare à lire un discours édifiant tombe sur la prose élégante d’un voluptueux fatigué – comme si l’un de nos contemporains, pensant découvrir un recueil de pensées de saint Louis, lisait le poème d’un dandy neurasthénique fin de siècle. Bien que huit cents ans séparent le vrai Salomon de son usurpateur littéraire, l’effet de surprise est réussi. L’Ecclésiaste mentionne-t-il Dieu de temps à autre, on devine qu’il s’agit moins d’une marque de dévotion que d’une clause de style – à la manière dont Grecs ou Romains décadents évoquaient leurs divinités évaporées dans les nuées pour désigner le hasard ou le destin. Ayant vécu aux III^e-II^e siècles av. J.-C., le pseudo-Salomon aurait-il subi, comme le pensent certains spécialistes, l’influence de l’épicurisme et du stoïcisme dont la mode se répandait dans les milieux patriciens juifs ? Ses aphorismes montrent alors qu’il en était revenu. S’il les avait lus, l’Hymne à Zeus de Cléanthe et la Lettre à Ménécée d’Épicure durent lui faire hausser les épaules, l’une pour son optimisme, l’autre pour son enthousiasme. Lui-même « tenta de trouver de précieuses paroles et voulut rédiger en ordre des discours de vérité ». Mais, hélas ! « on n’en finit pas d’écrire des livres et […] trop d’étude fatigue la chair ».

Rotation à vide du temps

Le génie du judaïsme fut de détruire la conception du Temps cyclique des mythologies ou des physiques païennes pour la remplacer par une téléologie divine. Au commencement du monde fut Dieu ; à la fin du monde sera Dieu ; dans l’intervalle, Dieu intervient. Si les hommes ne saisissent pas toujours le sens de Ses interventions, ils doivent y voir les marques de Sa volonté, s’y soumettre, ou, par leurs prières, tenter d’infléchir Ses décisions. Que les âges traversent des périodes d’agitation ou de calme, ils suivent une chronologie linéaire qu’il convient d’appeler l’Histoire. Ce prétendu règne du Nouveau, l’Ecclésiaste ne le perçoit ni ne l’éprouve. Une génération s’en va, une génération s’en vient, mais les hommes demeurent les mêmes. Que fait d’autre le soleil sinon toujours se lever puis se coucher, puis se lever encore ? Les vents qui tant de fois changent de directions, n’est-ce pas leur immuable nature ? Il faut bien s’y résoudre, le Temps, qu’il soit celui des phénomènes de la nature ou celui des événements historiques, n’a rien d’un devenir mais d’un redevenir : « Rien de neuf sous le soleil ». Si les humains ne voient pas que « ce qui est arrivé arrivera encore », c’est parce que ce qui vient juste d’apparaître n’est pas assez vieux pour se révéler n’être qu’une redite. L’homme de foi crédite Dieu d’un talent d’improvisateur. En proie à l’ennui, l’Ecclésiaste ne Lui reconnaît que le génie de la rengaine.