Aller au contenu principal
Menu du compte de l'utilisateur
    S’abonner Boutique Newsletters Se connecter
Navigation principale
  • Le fil
  • Archives
  • En kiosque
  • Dossiers
  • Philosophes
  • Lexique
  • Citations
  • EXPRESSO
  • Agenda
  • Masterclass
  • Bac philo
 Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
rechercher
Rechercher

© Letizia Le Fur

Essai

Du pessimisme chic

Frédéric Schiffter publié le 29 avril 2021 11 min

Bien des philosophes, de Spinoza à Clément Rosset, semblent avoir prêté à la joie un pouvoir presque magique. Mais n’est-ce pas une simple croyance optimiste ? Et que penser de ceux qui, comme l’explique Frédéric Schiffter dans ce récit personnel, vivent plus spontanément dans le compagnonnage de la tristesse et de la mélancolie ?

 

Lors d’un été à Majorque, je rendis visite à Clément Rosset dans le pueblo de montagne où il possédait une maison. J’arrivai, comme prévu, à l’heure du déjeuner. D’autres amis étaient déjà là. Une table avait été réservée à la terrasse ombragée de l’auberge du lieu. La patronne et sa fille nous servaient. Les plats défilaient lentement. Arrosée d’un vin catalan, la conversation allait sans but. Nous parlions de la jota majorquine, de plages, de balades, d’autres villages de l’île, beaux et peu courus. Quelqu’un demanda à Clément Rosset de bien vouloir raconter sa noyade et sa résurrection (lire Récit d’un noyé, Éditions de Minuit, 2012). « C’est très simple : je me suis endormi en nageant comme on s’endort au volant. » Au café, l’échange prit un tour plus philosophique. À un moment, m’entendant tenir je ne sais plus quel propos désabusé qui dut l’agacer, Clément Rosset s’exclama : « Ah ! Le pessimiste chic parle ! » Rires de la tablée. Par le passé, à une autre occasion, j’avais eu droit à la pique. Jean Lorrain aurait dit : « Arrête de nous enschopenhauerder ! » « Pessimiste chic ? Ça me va ! », ai-je répondu en levant ma copita de hierbas, un digestif local. 

Ce « pessimisme chic », dont Clément Rosset me faisait souvent grief, était à ses yeux une pose où entrait plus de dandysme que de philosophie, une façon de parader mon désenchantement à la boutonnière, un parti pris affecté pour la mélancolie. Je crois surtout que ce qui irritait le philosophe était la perplexité dans laquelle me laissait son nietzschéisme. 

“De toutes les passions, la joie seule nous soutient avec vivacité dans l’inexorable et, plus que l’amour, enchante notre finitude”
Frédéric Schiffter

 

On sait que dans La Force majeure (Éditions de Minuit, 1983), Clément Rosset, après Nietzsche, tient la joie pour une passion paradoxale plus proche d’une motion que d’une émotion. Dans la vie, rien ne nous dispose, nous, les humains, à être joyeux. Jetés dans un monde où nous attendent plus de déboires que de réjouissances, nous devrions dès l’âge de raison « franchir au plus vite les portes de l’Hadès », selon le conseil du poète Théognis de Mégare. Or, au contraire, à l’exception d’un petit nombre, et à moins que ne survienne un accident funeste, nous persévérons volontiers dans l’existence jusqu’à l’épuisement de nos pulsions vitales, exprimant même des regrets de devoir prendre congé. La joie, insiste Clément Rosset, n’est donc pas qu’une vive sensation éprouvée à l’occasion d’un événement heureux mais bien une force majeure consubstantielle à nos muscles et à nos nerfs, une énergie assez puissante pour nous faire oublier à chaque heure qui passe que nous appartenons tous à la même « confrérie de la mort ». La joie, en somme, est la vie qui, en chacun de nous, se désire, s’affirme et s’approuve, désir, affirmation et approbation qui en font une folie salutaire – folie parce que, comme le dit Clément Rosset, elle ne nous offre aucune raison de vivre, salutaire parce qu’elle nous sauve malgré tout d’un fatal tædium vitae (« dégoût, fatigue de la vie »). De toutes les passions, elle seule nous soutient avec vivacité dans l’inexorable et, plus que l’amour, enchante notre finitude.

 

Infectés d’espoir

Outre cet essai influencé par Nietzsche, Rosset a écrit trois études lumineuses consacrées à Arthur Schopenhauer. Or il m’est toujours apparu que sa notion de force majeure ne pouvait cacher un air de famille avec le vouloir-vivre schopenhauerien en ce que l’une et l’autre désignent un élan aveugle, absurde, poussant les humains, de même que les animaux, à affronter vaille que vaille leur condition respective – mortelle pour les seconds, tragique pour les premiers. Une différence de condition, toutefois, qui oblige à reconsidérer le caractère joyeux de la force majeure. La bête ignore qu’elle mourra. Sans doute éprouve-t-elle à l’approche de son dernier souffle le pressentiment d’un moment fatidique, mais, tant que l’instinct la meut, le sentiment tragique de sa fin, comme de la fin de tout, lui échappe. Dès lors, elle seule est euphorique, au sens littéral du mot euphoria : heureusement portée de la naissance à la mort. Les humains, en revanche, dont le vouloir-vivre se manifeste en partie sous la forme de l’intellect et de l’imagination, sont frappés, dit Schopenhauer, d’une « stupéfaction douloureuse » face à leur présence dans le monde. La conscience d’avoir à affronter une adversité qui finira par les vaincre les rend si peu euphoriques, si mal portants, que leur animalité même en est dénaturée. Une fois nés, il leur faut peu de temps pour savoir qu’une malédiction touche leur espèce. La hantise de la mort, de la décrépitude, de l’esseulement, de la douleur, des échecs – bref, la certitude du pire (pessimus) –, à quoi s’ajoutent les regrets et les mécomptes, les changent en animaux infectés d’espoir. Eussent-ils, au cours de leur évolution, ignoré la représentation sensible du temps, jamais leur langage n’aurait dépassé les bornes d’une grammaire des besoins pour se répandre dans la verbosité métaphysique. Les premières lueurs de l’intelligence ayant suffi à leur donner la claire vision d’un devenir pénible et bouché, ils se sont adonnés sans tarder, en même temps qu’au bricolage d’outils, aux extravagances de l’abstraction, aux incantations du salut, aux superstitions de l’optimisme. Voilà pourquoi, quand il leur arrive d’observer des singes, ils ne peuvent chasser de leur esprit l’idée que l’humanité aurait dû s’effacer devant ces proches cousins pour leur laisser l’Histoire.

Expresso : les parcours interactifs
Kant et la raison
Pourquoi continuons-nous à nous prendre la tête sur des concepts abstraits, invérifiables, comme Dieu ou la liberté humaine ? C'est à cause de la manière dont est construite notre raison ! La réponse avec le plus brûlant des philosophes allemands : Emmanuel Kant.
Découvrir Tous les Expresso
Sur le même sujet
Article
7 min
Clément Rosset : “Ma découverte philosophique centrale m’est venue en entendant à la radio l’opéra ‘Œdipe’ de Georges Enesco !”
Alexandre Lacroix 23 septembre 2021

Dans cet extrait du deuxième entretien de La Joie est plus profonde que la tristesse (Stock/Philosophie magazine éditeur, 2019), le philosophe…

Clément Rosset : “Ma découverte philosophique centrale m’est venue en entendant à la radio l’opéra ‘Œdipe’ de Georges Enesco !”

Article
4 min
“L’élégance de Roland Jaccard”, par Frédéric Schiffter
Frédéric Schiffter 21 septembre 2021

Journaliste, écrivain, psychanalyste et éditeur, Roland Jaccard s’est donné la mort lundi 20 septembre, à l’âge de 79 ans. Frédéric Schiffter…

“L’élégance de Roland Jaccard”, par Frédéric Schiffter

Entretien
12 min
Clément Rosset : "Nietzsche nous invite à jeter sur le tragique lui-même un regard joyeux"
Alexandre Lacroix 09 mars 2023

Le philosophe Clément Rosset livre ici sa lecture de celui qui « a renversé, tout seul, deux millénaires de philosophie idéaliste », saluant la puissance d’approbation d’un penseur qui choisit l’éphémère contre l’éternel,…


Article
3 min
Frédéric Schiffter : “Ne rien faire et ne pas culpabiliser”
Alexandre Lacroix 28 août 2012

Frédéric Schiffter ouvre sa “Philosophie sentimentale” (Flammarion) sur un trait de Nietzsche : “ Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa…

Frédéric Schiffter : “Ne rien faire et ne pas culpabiliser”

Article
12 min
L’abécédaire de Clément Rosset
25 avril 2018

De 2006 à 2017, Clément Rosset nous a accordé plus d’une quinzaine d’entretiens. Il les préparait toujours, et toujours de la même façon : il avait noté, sur un petit bout de papier, une idée. Une seule idée, à laquelle il tenait et qu…


Article
6 min
Clément Rosset: “La politique ne m’intéresse guère”
Alexandre Lacroix 25 mai 2016

Chercher à transformer le réel ? Vaine utopie, pour Clément Rosset ! Conversation avec un penseur qui considère que Parménide est plus important que le nom du prochain président.  


Article
4 min
Yves Tanguy / Clément Rosset. Ombres au tableau
Barbara Bohac 29 août 2012

Imaginez un objet sans ombre : il paraîtrait irréel. L’ombre est donc un double très particulier, qui ne remplace pas, mais au contraire atteste la réalité des choses. Le philosophe Clément Rosset l’a remarqué en rêvant sur un tableau d…


Entretien
13 min
Clément Rosset: “Le réel finit toujours par prendre sa revanche”
Alexandre Lacroix 27 février 2008

Il y a dix ans, début 2008, Clément Rosset nous donnait un grand entretien destiné à donner une vision d’ensemble de son œuvre et à éclairer ses deux concepts principaux, le « réel » et le « double ». En voici…


Article issu du magazine n°149 avril 2021 Lire en ligne
À Lire aussi
Le philosophe Clément Rosset est mort
mars 2018
Clément Rosset, lauréat du prix Procope des Lumières
Par Cédric Enjalbert
janvier 2013
Jean-François Mattéi vs. Frédéric Schiffter: Socrate contre les sophistes 
Jean-François Mattéi vs. Frédéric Schiffter: Socrate contre les sophistes 
Par Michel Eltchaninoff
janvier 2014
  1. Accueil-Le Fil
  2. Articles
  3. Du pessimisme chic
Philosophie magazine n°178 - mars 2024
Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
Avril 2024 Philosophe magazine 178
Lire en ligne
Philosophie magazine : les grands philosophes, la préparation au bac philo, la pensée contemporaine
Réseaux sociaux
  • Facebook
  • Instagram
  • Instagram bac philo
  • Linkedin
  • Twitter
Liens utiles
  • À propos
  • Contact
  • Éditions
  • Publicité
  • L’agenda
  • Crédits
  • CGU/CGV
  • Mentions légales
  • Confidentialité
  • Questions fréquentes, FAQ
À lire
Bernard Friot : “Devoir attendre 60 ans pour être libre, c’est dramatique”
Fonds marins : un monde océanique menacé par les logiques terrestres ?
“L’enfer, c’est les autres” : la citation de Sartre commentée
Magazine
  • Tous les articles
  • Articles du fil
  • Bac philo
  • Entretiens
  • Dialogues
  • Contributeurs
  • Livres
  • 10 livres pour...
  • Journalistes
  • Votre avis nous intéresse