Hors-série "Nietzsche, l'antisystème"

Clément Rosset : "Nietzsche nous invite à jeter sur le tragique lui-même un regard joyeux"

Clément Rosset, propos recueillis par Alexandre Lacroix publié le 12 min

Le philosophe Clément Rosset livre ici sa lecture de celui qui « a renversé, tout seul, deux millénaires de philosophie idéaliste », saluant la puissance d’approbation d’un penseur qui choisit l’éphémère contre l’éternel, trouve la profondeur dans le superficiel et porte un regard joyeux sur le tragique lui-même. Entretien avec l’auteur de La Force majeure.

 

Pour cet entretien d’introduction à Nietzsche, si vous le voulez bien, je vous soumettrai des citations de Nietzsche. La première citation est extraite du Livre IV du Gai Savoir : « Je veux apprendre de plus en plus à considérer la nécessité dans les choses comme la Beauté en soi : ainsi je serai l’un de ceux qui embellissent les choses. Amor fati : Que ceci soit désormais mon amour ! Je ne ferai pas de guerre contre la laideur ; je n’accuserai point, je n’accuserai pas même les accusateurs. »

Clément Rosset : Le livre IV du Gai Savoir, intitulé « Sanctus Januarus » – Saint Janvier –, a été écrit par Nietzsche lors d’un hiver euphorique passé à Gênes, en Italie. Cette période où le philosophe prétend avoir recouvré la santé fait suite à une longue dépression. Alors, Nietzsche nous dit qu’il a renoncé à attaquer. Désormais, il se contentera de louer, de dire ce qui est bon dans cette existence. « Je n’accuserai point, je n’accuserai pas même les accusateurs » : Nietzsche a en effet passé une bonne partie de sa vie à accuser les accusateurs ou, plus exactement, ceux en qui il voit de « faux approbateurs » de la vie ; des défenseurs de l’idéalisme et de la morale judéochrétienne qui ne chantent la valeur de la Vérité, du Bien, de la Vie éternelle ou de Dieu que pour mieux déprécier notre monde. Quand il écrit Le Gai savoir, Nietzsche a trente-huit ans. Le voici arrivé à destination de lui-même ; il est devenu ce qu’il est et entend déployer sa puissance d’affirmation dans son œuvre.

 

On touche là au cœur de votre lecture originale de Nietzsche. Contrairement à la plupart des commentateurs, vous dites qu’il est d’abord affirmatif et secondairement critique.

Oui, c’est toujours ainsi que je l’ai lu et compris. Nietzsche n’a jamais été haineux. Lorsqu’on lit ses textes d’adolescent, alors qu’il était encore chrétien, on s’aperçoit qu’il a toujours suivi la voie de l’adoration. De tous les philosophes, il est celui qui exprime le plus intensément l’amour de la vie, avec Spinoza. D’autre part, il est vrai que Nietzsche a une incroyable faconde critique. Il a commencé par s’en prendre, dans la Naissance de la tragédie, au socratisme et à l’intellectualisme platonicien – même s’il reconnaissait en Platon un écrivain génial, il lui reprochait de ne pas avoir su prendre au sérieux, contrairement aux dramaturges grecs, le tragique de la condition humaine. Après quoi, Nietzsche a étendu sa critique au monothéisme et à la morale religieuse, quand celle-ci dévalue la force, l’instinct, le corps, la nature… Pourquoi ? Parce qu’il considère que la motivation première de la morale religieuse est le ressentiment, c’est-à-dire la haine de la vie. L’actualité lui donne raison. Pauvre Charlie Hebdo ! Je me suis rendu au trentième anniversaire de ce journal et ils m’ont fait cadeau d’un tee-shirt, que j’ai conservé.

(Clément Rosset va chercher ce tee-shirt dans un placard : on y voit un dessin de Willem qui représente Oussama Ben Laden brandissant un sabre trempé de sang et George W. Bush tenant un pistolet-mitrailleur au milieu d’un champ jonché de cadavres) :

Regardez la légende : « Dieu est amour. » Tout est dit. Le prétendu amour que nous vante la religion n’est, souvent, que le travestissement de la haine la plus absolue.

Tout compte fait, il est très rare que Nietzsche passe la ligne rouge et qu’il fasse preuve à son tour de ressentiment. À mon sens, il n’y a guère que L’Antéchrist qui présente ce travers. Quand le philosophe écrit : « Contre le prêtre, on n’a pas de raisonnements, on a les travaux forcés », la folie n’est pas loin. De la même manière, Le Cas Wagner relève du règlement de comptes. Mais à part ces textes qui précèdent de peu son effondrement nerveux à Turin, Nietzsche s’est tenu du côté de l’affirmation.

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