Clément Rosset : “Ma découverte philosophique centrale m’est venue en entendant à la radio l’opéra ‘Œdipe’ de Georges Enesco !”
Dans cet extrait du deuxième entretien de La Joie est plus profonde que la tristesse (Stock/Philosophie magazine éditeur, 2019), le philosophe Clément Rosset (1939-2018) revient sur la manière dont l’opéra Œdipe, de Georges Enesco, entendu à la radio, fut pour lui l’occasion d’une authentique illumination philosophique et lui livra le concept-clé de son œuvre, celui de « double ». Il revient aussi sur un élément central dans le livret de la tragédie lyrique signé Edmond Fleg : à savoir qu’Œdipe expie la faute de son père Laïos, un « détail » aux yeux de Sigmund Freud qui tend à faire du héros antique un agent mû par sa propre complexion interne, un névrosé solitaire en bute au destin.
Le mythe d’Œdipe a été pour vous l’occasion d’un déclic, puisqu’il vous a inspiré votre concept du double. Comment cela s’est-il produit ?
Clément Rosset : Tout s’est joué en moins d’une minute ! Ma découverte philosophique centrale, celle que je développe de livre en livre depuis trente-cinq ans, m’est apparue en un éclair, lors d’un éblouissement. Soudain, j’ai compris que l’essence même du réel, c’est de ne pas avoir de double. Il est dans la nature du réel d’être absolument singulier. Si bien que toutes les représentations que nous nous faisons du réel, les rêves que nous en avons, les ombres que nous croyons y déceler, ne sont que des fantômes et des déformations.
“Ce que nous prenons pour une version perverse de la réalité est le réel même”
Un soir, à la fin du mois de février ou peut-être au début du mois de mars 1974, cette idée s’est imposée à moi. Je devais me rendre chez des amis pour dîner sur les hauteurs de Nice. Je me préparais à sortir, j’étais pressé et écoutais d’une oreille distraite la voix d’un commentateur de France Musique, qui présentait l’opéra du compositeur Georges Enesco, Œdipe. Ce commentateur rappelait sous forme condensée l’argument de la pièce de Sophocle. Il évoquait notamment ce passage, au début, où Œdipe apprend la prédiction de l’oracle de Delphes le concernant. Sur le champ, Œdipe décide, pour échapper à son destin, de quitter le roi et la reine de Corinthe, qu’il croit être ses parents, et qui, en vérité, ne le sont pas. C’est donc ce mouvement, cette volonté d’échapper à l’oracle qui le précipite dans le malheur et l’amène à tuer le roi de Thèbes, son véritable père, et à se marier avec la reine de Thèbes, sa vraie mère. Quand j’ai entendu cette histoire, que je connaissais déjà, mon oreille s’est dressée comme celle d’un chien aux aguets. « Bon dieu, quel imbécile, il n’aurait jamais dû quitter Corinthe ! » me suis-je dit. Mais je me suis rendu compte aussitôt que je nageais là en pleine illusion, que je me mettais à penser que les choses devraient être autrement qu’elles ne sont. Au fond, ma découverte se résume en une formule : ce que nous prenons pour une version perverse de la réalité est le réel même. Le vertige qu’il y a dans une telle pensée, si on se donne la peine d’en tirer toutes les conséquences, m’occupe encore aujourd’hui. Quand je suis arrivé chez mes amis, j’avais conscience qu’un événement d’une importance exceptionnelle venait de se produire. Cela va peut-être vous sembler prétentieux, mais j’ai déclaré dès le seuil : « J’ai été visité par le génie de la philosophie. »
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