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Photogramme tiré du film “Les Tuche 4”. © 2020 Eskwad/Pathé Films

Au fil d’une idée

Une généalogie du “beauf”

Nicolas Gastineau publié le 15 décembre 2021 6 min

Le succès simultané du quatrième opus du film Les Tuche et des Bodin’s en Thaïlande montre le plaisir que prend l’époque à rire et s’attacher à une imagerie qu’on aurait autrefois qualifiée avec mépris de « beauf ». D’où vient ce terme, et que signifie ce retour ?

 

Vous avez dit… beauf ? Il faut remonter un peu le temps pour comprendre ce mot étrange, qui sonne presque comme une onomatopée. Le BOF, pour Beurre, Œuf, Fromage, est l’ancien sigle des crémiers, et par extension, du commerce de produits alimentaires. Le terme est associé à la Seconde Guerre mondiale où, dans le contexte de la collaboration, un certain nombre de commerçants profite du marché noir des rations alimentaires pour s’enrichir. Immortalisé par l’écrivain Jean Dutourd en 1952 dans Au bon beurre, le BOF devient le symbole du petit crémier sans foi ni scrupule.

Le beauf ou le roi des certitudes

Il semblerait que l’appellation ait finit par se confondre avec son homophone, le beauf (contraction du « beau-frère »), pour former un seul et même personnage, qui entre dans le langage populaire et les médias dans les années 70 tandis qu’un vent soixante-huitard souffle sur la France. Irrévérencieux, drôlatique, l’esprit de l’époque veut tourner en dérision les vieilles institutions et les structures traditionnelles, la famille et les vacances à la plage, le beau-frère collant, le petit-bourgeois comme le patron de comptoir. Le célèbre journaliste-caricaturiste Cabu (mort assassiné le 7 janvier 2015 lors de l’attentat contre la rédaction de Charlie Hebdo) dessine alors un visage moustachu qui fige pour longtemps la silhouette de ce mot aux accents bovins : l’album Mon Beauf’ sort en 1976 et sera suivi par une chanson du même nom de Renaud, devenue elle aussi iconique.

 

 

Renaud, Mon Beauf’, 1981

En 1979, Cabu commente pour la télévision une séquence pleine d’un mépris qui ne passerait sans nul doute plus aujourd’hui… On le voit toquer à la porte d’un homme moustachu (« Le type parfait du beauf’ », s’amuse l’INA), qui aurait abandonné son chien. Tout en le questionnant, le journaliste griffonne sa caricature. « C’est ce qu’on appelle un beauf. Il ne doute pas, il n’a que des certitudes, reprend-il, avant de tenter une définition. Le beauf, c’est le type qui assène des vérités, ses vérités, il ne réfléchit absolument pas, il est porté par des lieux commun, par le ‘bon sens’, par des certitudes dont il ne démordra jamais. » L’esprit beauf consisterait à être toujours sûr de son fait et de sa position, à ne jamais questionner son attitude vis-à-vis d’autrui ou du monde.

“On est tous le beauf d’un autre”

Le beauf, réputé bruyant, est celui qui se sent toujours trop à son aise, s’autorisant une opinion sur tout avec un rire confiant. Le beauf jouit d’une sorte d’évidence à vivre, et il ne se rend pas compte de l’effet que cette attitude crâneuse produit sur son environnement. Le beauf n’est pas celui qui fait une blague gênante à un dîner, mais celui qui ne réalise même pas qu’elle crée un malaise. Par son incapacité à décoder les implicites, ou même à en soupçonner l’existence, le beauf se couvre de ridicule. C’est pourquoi, disait d’ailleurs Cabu, « on est tous le beauf d’un autre », pour peu que l’on ne maîtrise pas l’univers de cet autre.

Le plus souvent, le terme de beauf cache mal un certain mépris de classe. L’incapacité à décoder des codes de bienséance ou de discrétion, l’ironie avec laquelle un journaliste parisien griffe le portrait d’un moustachu… Tout cela signale la rencontre de deux mondes socialement opposés : la bourgeoisie intellectuelle et « la France d’en bas », pour reprendre l’expression qui a fait florès de Jean-Pierre Raffarin. Celle des « gars du coin », dont l’accent et les loisirs suscitent le rire des urbains (comme dans ce célèbre épisode de la série documentaire belge Strip-tease avec Christophe, un habitant de Douai fan de tuning), celle d’une jeunesse rurale faiblement qualifiée qui peine à trouver sa place dans la mondialisation.

La revanche du beauf ?

Mais faute de gagner des batailles sur le plan économique ou politique, c’est peut-être dans la culture populaire qu’un « esprit beauf » semble prendre sa revanche. C’est en tout cas l’impression que donne l’interview du comédien Jean-Paul Rouve sur France Inter le mercredi 8 décembre dernier, pour la promotion de la comédie populaire à succès Les Tuche 4, les aventures d’une famille « de chômeurs de père en fils » qui gagne au Loto. Rouve, ancien humoriste de la troupe de comédiens Les Robins des Bois et lui-même fils d’un ouvrier de Dunkerque licencié à 50 ans, s’agace de ce mot : « Beauf, c’est presque du racisme social. Quand on dit que quelqu’un est beauf, ça veut dire qu’on se place dans une situation supérieure. » Le comédien cherche-t-il à incarner la France périphérique sur France Inter, radio des profs et des urbains ? C’est en tout cas en matière de popularité que Jean-Paul Rouve enfonce le clou : « Tu peux pas avoir les deux en France : t’as soit Inter, soit les entrées ! »

Un constat qui, effectivement, se confirme dans une large mesure. Les Bodin’s en Thaïlande, le dernier film du duo comique formé par Vincent Dubois et Jean-Christian Fraiscinet, qui revendique « le goût du terroir », cartonne au box-office avec plus de 1,1 million d’entrées en deux semaines d’exploitation, l’immense majorité réalisée hors de Paris… quand les cinémas de la capitale restent vides. Sur leur site, les deux auteurs prennent les devants en mettant en valeur leurs origines rurales, le pays tourangeau et le Berry. La ruralité n’est pas une origine honteuse, celle des paysans ou des culs-terreux, elle devient un fait d’armes et un brevet d’authenticité. Des origines modestes, ou toute autre caractéristique traditionnellement dépréciée par la société, comme argument ? C’est ce que le sociologue Erving Goffman nomme le « retournement du stigmate ».

Dans un autre registre, l’impressionnant effet de mode depuis quelques saisons autour des produits « exclusifs » de la chaîne de hard discount Lidl (tel, dernièrement, le pull de Noël de l’enseigne tout en couleurs flashy et kitchissimes) a aussi quelque chose d’une revanche de ce qu’il faut bien appeler une « esthétique beauf ». Mais cette fois-ci, on dirait bien plutôt que le succès des produits de la marque connue pour ses très bas prix et son implantation en province est quasi-exclusivement une affaire d’urbains, qui croquent avec gourmandise (et condescendance ?) le style « néo-plouc » : ne pas se prendre au sérieux, ou jouer le jeu de l’ironie, deviendrait-il un nouveau gage d’authenticité – celle du beauf, dont on assume la panoplie comme l’on porterait une parure exotique ou un sarouel ? D’où l’idée que cette revanche du beauf reconduit inexorablement la frontière qu’elle croit abolir : un bourgeois « beaufisé » n’est pas un beauf, il reste un bourgeois qui joue au beauf, qui peut se maintenir à distance ironique du modèle risible justement parce qu'il n'en est pas un.

Le risque de la fétichisation du beauf

Quoi qu’il en soit, le « bon sens familial », que d’aucuns jugeaient hier risible, conservateur et rétrograde, deviendrait donc avec Les Tuche une profondeur d’esprit, une sagesse lointaine que la modernité aurait oubliée : une décence ordinaire (« common decency ») au sens de George Orwell. Dans son essai De la décence ordinaire (2008), le philosophe Bruce Bégout théorise ce sens moral qu’Orwell croit voir chez les mineurs du nord de l’Angleterre, comme un « sens viscéral » et instinctif de simplicité et d’égalité, une intuition immédiate de la vie vécue aux bonnes proportions. La décence ordinaire est intuitive, elle se passe de mots et ne se conceptualise pas puisqu’elle « s’enracine dans la vie affective » : elle n’a pas besoin pour agir moralement de recourir à une casuistique urbaine et savante. À celui qui connaît la décence commune, nul besoin de dire un mot pour savoir, d’instinct, qui se comporte comme il faut.

Vis-à-vis de cette supposée revanche du beauf, on se retrouve donc coincé entre deux attitudes qui sont également problématiques. La première est celle de la morgue contre qui n’a pas les codes de la vie de « la France d’en haut » et peine à en manifester le bon goût. L’autre, c’est le fantasme d’une « supériorité morale des pauvres », soit une fascination pour ces hypothétiques derniers dépositaires d’un sixième sens du juste et de l’injuste. La première attitude méprise, la seconde fétichise. Mais à celui que l’on coince dans cet intervalle, affublé du titre de « beauf », on n’accorde toujours pas, pour reprendre les mots de Bégout, « la reconnaissance du pouvoir constituant des vies ordinaires » : la considération de sujets capables de se donner, pour eux-mêmes, la définition d’une vie bonne.

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