Vladimir Jankélévitch. Oser l’irréversible
« Il n’est rien de si précieux que ce temps de notre vie, cette matinée infinitésimale, cette fine pointe imperceptible dans le firmament de l’éternité, ce minuscule printemps qui ne sera qu’une fois, et puis jamais plus » (Le Je-ne-sais-quoi et le Presque-rien). Une belle matinée de printemps ou d’été, sa lumière éphémère, voici un instant à ne pas laisser passer. Une rencontre aussi intense qu’imprévue, un moment de grâce ou de communion en art, en politique : voilà d’autres instants décisifs à saisir pleinement. Jankélévitch est celui qui nous y invite, nous y presse. Sa pensée de l’instant est tout aussi bien une méditation qu’une ode au charme du temps lui-même.
Est-ce parce qu’il est né en amont des deux grandes guerres mondiales qui allaient créer les ruptures apocalyptiques du XXe siècle que le concept de « temps » est devenu si fondamental, si matriciel, dans sa philosophie ? Matriciel dans la mesure où il sous-tend précisément les notions qu’il a inlassablement cherchées à définir (l’irréversible, l’imprescriptible, la nostalgie, etc.). Cette omniprésence du temps soulève une première interrogation quant à sa nature, quant à la signification que lui donne Jankélévitch. Pour lui, le temps est l’étoffe de tout ce qui est ; la réalité est temporelle, mieux, l’être, c’est le temps. Conception plus « ontologique » que chronologique, donc. Mais encore ? Tenter de cerner le temps n’est pas chose aisée ; nous sommes placés devant une énigme redoutable. On se souvient de l’interrogation perplexe de saint Augustin : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; si je cherche à l’expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus. » Ces lignes des Confessions sont en fait jankélévitchiennes avant l’heure. Pour le philosophe, le temps est ce qui se dérobe à la conscience, ce qui échappe irrémédiablement à la pensée de l’homme. Il est un autre insaisissable – s’il est un terme autour duquel gravitent toutes les analyses de Jankélévitch, c’est bien celui-là. À rebours du savoir qui pose et suppose une certaine stabilité, le temps s’écoule en fuyant toute prise. Pour marquer ce côté évanescent du temps, Jankélévitch le définit comme un « je-ne-sais-quoi » embaumé de mystère ou, encore, un « presque-rien » : « Le temps n’est pas une chose, mais un presque-rien […]. Le temps est à la fois le premier des méconnaissables […] aussi bien que la forme a priori de toute méconnaissance. »
Méconnaissable plus que méconnu, le temps l’est aussi pour une autre raison : en advenant, il ne cesse de changer. C’est le deuxième grand aspect de la réflexion de Jankélévitch sur le temps : loin de le considérer comme une trame immuable, il le conçoit sous l’angle de la mutation permanente. Le temps s’identifie au devenir, à la création continuée. Cette leçon, Jankélévitch la doit à Bergson, penseur capital pour lui et auquel il a consacré son premier ouvrage. Bergson, on le sait, oppose au temps continu, homogène, de la science ce qu’il appelle la « durée », temporalité plus originaire définie comme un « jaillissement ininterrompu de nouveautés » (La Pensée et le Mouvant). Pour Jankélévitch aussi, le temps, même s’il donne l’impression de revenir au même, ne se répète jamais. D’où une philosophie du surgissement, de l’imprévisibilité, de l’énergie créatrice – cette énergie n’a pas d’autre support, d’autre milieu que le temps.
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