Vous écrire m’a changé

« Alors que la fin d’année se rapproche et que l’heure des bilans se profile, je me suis retourné sur cette pratique qui est la mienne depuis maintenant plus de trois ans, et qui consiste à vous écrire, chaque semaine, une lettre “philosophante”, à la fois personnelle et collective. Et je me suis demandé si et comment j’avais été transformé par ce lien que nous avons créé, vous et moi, alors que je ne vous connais pas.

Très chers amis,

Cela fait maintenant à peu près trois ans que chaque semaine je prends la “plume” en début de semaine, le lundi ou le mardi, pour m’adresser à vous. Souvent, il s’agit d’interroger l’actualité, de la crise du Covid à la guerre en Ukraine ou au Proche-Orient, en sondant la manière dont elle bouscule nos espoirs et nos craintes. Parfois, je me risque aussi à vous raconter les aléas de ma vie personnelle, lorsque je déménage en dehors de Paris ou que je promène mon chien sur les bords de Seine – à condition, du moins, que j’aie le sentiment que surgissent dans ces expériences des questions partagées ou partageables. Et il m’arrive même, au grand dam de mes proches – femme, enfants, parents, amis ou inconnus dans le train – de faire remonter des conversations ou des débats intimes, parfois houleux, dans la mesure où ils donnent à entendre, mieux qu’une froide analyse ou qu’un débat entre experts, le vif d’un dilemme ou d’un conflit entre convictions ou entre générations. Mais la plus grande inconnue de cette équation, ce n’est pas tant l’actualité qu’il faut tenter d’apprivoiser dans son incessante nouveauté, ce ne sont pas non plus les idées, les “angles” ou les expériences, que l’on va pouvoir mobiliser pour tenter de penser à vif. Non, la véritable inconnue de cette aventure, c’est vous, ou plutôt toi, lecteur ! Car tu n’es pas installé, ici, dans le statut paisible, institué de longue date, du lecteur éclairé en quête d’information, d’opinions ou même de divertissement. Tu n’es pas fondu dans le collectif indéterminé du public. Non, à chaque fois, je m’adresse à toi – d’où ce tutoiement que je me suis soudain autorisé – comme à un destinataire individualisé. Certes, tu as une silhouette bigarrée, une multiplicité d’opinions, d’expériences, d’attentes, parfois contradictoires entre elles. Et si tu réagis de temps en temps à mes missives, en me faisant part de tes propres pensées, je ne peux pas me faire de toi une image aussi précise que d’un véritable correspondant. Mais toujours est-il que la dimension personnelle de notre relation, qui est forte en dépit de son indétermination (là est le paradoxe), m’a obligé à une certaine authenticité. Je ne te dis pas tout. Je n’abandonne pas certaines précautions. Mais j’ai été amené, grâce à ton existence, à lester ma pensée et mon écriture d’une plus grande sincérité. Et j’ai même embarqué une part de ma propre existence dans cette aventure scripturaire. Et, ce faisant, ma vie elle-même s’en est trouvée transformée.

“La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, c’est la littérature, affirmait Proust. “Par l’art seulement, précisait-il, nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune. Grâce à l’art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier.”

Je ne prétends pas faire œuvre d’art ou de littérature, ici. Mais l’artifice épistolaire que nous avons inventé ensemble m’a permis, je crois, d’éclairer des paysages de la vie individuelle et collective que je n’aurais sans doute pas aperçus sans cela, c’est-à-dire sans toi. Parfois, mes enfants se moquent d’ailleurs de moi à ce propos : lorsque, dans le contexte quotidien d’une promenade ou d’une discussion, je les interroge de manière un peu appuyée, ils s’exclament, faussement embêtés : “Ah, ça y est, il est de nouveau en train de nous utiliser pour son édito…” C’est dire que vous parler chaque semaine m’aura en effet contraint à une petite discipline mentale, consistant à être par moments un peu plus attentif à ce qui survenait au jour le jour, afin d’en faire éventuellement le levier d’une lettre. Un peu comme quand on s’allonge sur le divan d’un analyste : en parlant à un tiers, représentant de l’Autre, on découvre un nouveau registre de la parole, on découvre un nouveau soi.

Au final, cette lettre hebdomadaire a été et continue d’être, comme le nomme la philosophe américaine Laurie Ann Paul que je viens d’interviewer pour Philosophie magazine, une “expérience transformatrice”, une expérience dont on ne peut anticiper les effets avant de la faire, mais qui “change ce que cela fait de vivre votre vie” (L. A. Paul, Ces expériences qui nous transforment, Éliott Éditions, 2023) Aussi, en cette fin d’année, je tenais, chère lectrice, cher lecteur, à te remercier d’exister, de me lire et de m’écouter, parfois même de me répondre. Tu as changé ma vie. »

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