Documentalité

Une recension de Octave Larmagnac-Matheron, publié le

Maurizio Ferraris. Suivre le social à la lettre

Quel est le point commun entre la famille, le Parlement européen et les entreprises ? Ce sont des « objets sociaux », dont l’existence est consignée, enregistrée, dans des documents, affirme le philosophe Maurizio Ferraris. Au fond, la réalité sociale n’est rien d’autre qu’un grand texte !

 

Les portables, qui ont envahi notre monde, ne sont pas des outils de communication, affirmait Maurizio Ferraris dans T’es où ? Ontologie du téléphone mobile (Albin Michel, 2006) avec un brin de malice : ce sont des machines à écrire qui enregistrent, capturent, consignent, stockent nos faits et gestes, nos relations, nos expériences. Avec Documentalité, le philosophe italien enfonce le clou et généralise, tout en les explicitant, les fondements de sa réflexion : les sociétés sont fondées sur l’archivage et non l’échange entre les hommes qui, sans moyen d’en garder trace, s’évanouirait dès la conversation finie. « Si l’on n’avait pas la possibilité d’enregistrer, l’idée de communication se révélerait impensable. » Conséquence : « On peut imaginer une société sans langage, mais non sans écriture. » Le texte est, en effet, le support par excellence où la mémoire est consignée.

La thèse est à dessein provocante. Ferraris aime surprendre son lecteur, en témoigne le petit ouvrage qu’il a consacré à l’imbécillité – L’imbécillité est une chose sérieuse (PUF, 2016). En témoigne aussi l’autodérision dont il sait faire preuve : si l’ambition avouée de ce nouvel ouvrage – faire le « catalogue » de la réalité – pourrait décourager plus d’un lecteur, Ferraris tient à fournir d’emblée la clé de ce labyrinthe philosophique : « Les parties en italique […] servent à récapituler le déroulement du discours. […] Si l’on est vraiment très pressé, on peut lire le livre en sautant les parties en police normale, à savoir tout le reste. » De quoi dégonfler la baudruche métaphysique. Ferraris sait les dangers qu’il y a à se prendre trop au sérieux.

Pourtant, sa thèse ne doit pas être prise à la légère : « l’esprit trouve sa condition de possibilité dans la lettre », martèle-t-il. En digne héritier de Nietzsche, le déboulonneur d’idoles, et de Derrida, qui faisait de l’écriture le fondement de toute réalité, Ferraris renverse les hiérarchies traditionnelles, ici comme dans le reste de son œuvre. Son argumentaire est aussi simple que convaincant : nous, humains, nous orientons dans le monde en fonction d’« objets sociaux » – l’État, les institutions, les contrats, etc. Ces objets façonnent nos existences et constituent la condition pour que nous puissions « nourrir des intentions, des sentiments, des aspirations ». Cependant, ces objets ne sont pas naturels : ils « émergent » (Émergence, Cerf, 2018) au travers d’un acte humain. Cet acte est précisément un acte d’enregistrement, d’inscription dans des documents.

Sans cette extériorisation qui permet la constitution d’une mémoire collective, les « objets sociaux » seraient au fond de simples représentations subjectives que nous pourrions transformer à notre guise. Aussi éphémères que nos pensées, c’est à peine s’ils subsisteraient lorsque nous n’y pensons plus. Il est pourtant indéniable que l’État ou l’Église ne disparaissent pas lorsque nous nous endormons – on retrouve ici le souci de la « résistance du réel » chère au défenseur du réalisme qu’est Ferraris (Manifeste pour un nouveau réalisme, Hermann, 2014) : « C’est justement dans la lettre que se fixent les limites de l’abus de pouvoir et de la volonté de puissance. » Les « objets sociaux » ne sont pas des fictions impalpables de l’esprit, puisqu’ils laissent des traces au dehors de nous : leur existence est consignée dans des documents qui leur confèrent une certaine durée et les émancipent de notre pouvoir. Nous ne pouvons pas redéfinir seuls les termes de notre emprunt immobilier, encore moins faire comme si cette dette n’existait pas : le contrat passé avec notre banque est là, quelque part, dans l’ordinateur de notre conseiller, dans l’un de ses classeurs. Si nous le rompons, la rupture à son tour s’inscrira dans le classeur.

S’éclaire ainsi la nature de la « réalité sociale » qui préoccupe Ferraris d’un bout à l’autre de son œuvre. « Rien de social n’existe en dehors du texte. […] Les significations et les intentions présentes dans le monde social tirent leur origine de la sédimentation et de la réélaboration des traces. » Et nous, dans tout ça ? Où sommes-nous ? – pour reprendre la question incessante induite par le téléphone portable. En marge de la grande page que constitue le texte social, répond Ferraris. Nous sommes à l’image de ces annotations griffonnées qui enrichissent, commentent, infléchissent le cours linéaire du livre, sa typographie régulière. La graphie maladroite, la couleur de l’encre, l’épaisseur du trait sont l’expression de notre singularité, notre « signature ». Nos apostilles sont autant de manières de « représenter publiquement [notre] présence et identité », de laisser une trace de nous-mêmes dans les creux de la grande inscription sociale.

 

3 concepts clés de Maurizio Ferraris
> Documentalité
C’est le trait distinctif de toutes les sociétés humaines : les hommes confèrent l’existence aux objets sociaux qui organisent leur existence commune en les consignant, en les enregistrant dans des documents. Sans « acte inscrit », pas d’État, pas de contrat, pas d’institution. Il ne suffit pas que le maire vous déclare mari et femme pour que vous soyez mariés, comme on le croit parfois : il faut qu’il couche sur papier l’acte de mariage !
> Émergence
Tout ce qui advient à partir d’un donné préalable : la vie à partir de la matière, l’homme à partir du singe, l’esprit à partir du texte, etc. Ces événements imprévisibles et singuliers qui donnent naissance aux choses, Ferraris les nomme « émergences ». En ce sens, l’ontologie qui catalogue tous les êtres est indissociable d’une histoire faite de frictions, d’aspérités, de tensions créatrices.
> Réalisme faible
Contre les idéalistes de tout bois qui font  du monde un produit de l’esprit, une construction mentale, Ferraris défend une position réaliste minimale, de bon sens : les choses de la nature subsistent indépendamment de notre conscience d’elles ; elles possèdent une existence libérée de notre esprit.

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