L'harmonie des plaisirs : Les manières de jouir du siècle des Lumières à l'avénement de la sexologie

Une recension de Laurent de Sutter, publié le

Le XVIIIe siècle n’aimait pas les détournements de sexualité. Les plaisirs du lit, s’ils étaient le principal souci des médecins, des théologiens et des pornographes, n’avaient qu’une seule raison d’être : l’espèce devait se reproduire – et accomplir ainsi le programme que la Nature (ou Dieu) lui avait fixé. Dans L’Harmonie des plaisirs (2008), Alain Corbin énumère toutes les stratégies mises en œuvre pour s’assurer que l’on ne baise pas à côté. C’est-à-dire que l’on exerce sa sexualité en gardant à l’esprit la nécessité naturelle qui la gouverne toujours. Mais baiser à côté, pour les médecins, les théologiens et les pornographes, cela pouvait signifier plusieurs choses : se tromper d’objet (bestialité), de cible (sodomie), de sexe (tribadisme), de tempo, de position ou même de jouissance. Travailler à la reproduction exigeait de faire l’amour sans se fourvoyer dans des voies stériles. Ainsi, rappelle Corbin, de nombreux médecins accordaient foi à la théorie de la jouissance simultanée, seule garantie d’une rencontre réussie des semences. En effet, la théorie de la « ponte spontanée », c’est-à-dire de l’ovulation naturelle de la femme, n’avait pas encore supplanté l’idée qui voulait que les femmes, elles aussi, lors de la jouissance, exprimassent une semence indispensable à la conception. De même, le XIXe siècle inventera l’idée de « fraude conjugale », pour désigner la pratique du coït interrompu. Nous croyons en être sortis ? Pas sûr. D’après le biologiste évolutionniste Jared Diamond, auteur de Pourquoi l’amour est un plaisir (1999), on pourrait même croire qu’il n’en est rien. Les fantaisies qui apparaissaient si répréhensibles aux ancêtres de nos sexologues le semblent moins, c’est vrai. Mais sans doute n’est-ce qu’à cause du dessein plus vaste dans lequel elles s’inscrivent. Tout l’attirail de positions et de pratiques qui constituent l’ordinaire de la sexualité contemporaine serait l’expression d’une force naturelle nous poussant à la défense et à la propagation de nos gènes. Les formes de sexualité que les XVIIIe et XIXe siècles considéraient comme improductives (masturbation, sodomie, etc.) seraient en réalité nécessaires au jeu de la Nature. Jusqu’au plus profond de notre lit, nous serions encore les poupées d’un ventriloque tout-puissant. Plus besoin d’être attentif à ne pas baiser à côté – puisque, selon Diamond, cela n’arrive jamais. Triste perspective ?

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