L’Héritage des Lumières. Ambivalences de la modernité

Une recension de Catherine Portevin, publié le

Ceci n’est pas un ouvrage de plus sur les Lumières. C’est LE livre qu’il fallait pour, si l’on ose dire, les éclairer, dans les batailles d’héritage qu’elles suscitent. Car, précisément, les Lumières, plus qu’un corps de doctrines cohérent, sont avant tout un héritage, c’est-à-dire un ensemble de problèmes sans cesse à reformuler. Tout sauf une idéologie. Il importe à Antoine Lilti que cet héritage ne soit « ni confisqué ni travesti » et que l’on sorte du face-à-face stérile entre, d’une part, les défenseurs des Lumières qui, depuis le XIXe siècle, les sclérosent en un dogme de valeurs abstraites (l’universalisme, la démocratie, le libéralisme économique, la laïcité, voire l’athéisme, l’émancipation des femmes, la liberté d’expression…) ; et, de l’autre, les critiques postcoloniales selon lesquelles cet universalisme n’est que l’autre nom du colonialisme de l’Occident et la certitude de sa propre supériorité. Entre ceux qui portent les Lumières en étendard et ceux qui le brûlent, l’historien assume sa mission de « compliquer le passé ». Il discute avec les auteurs postcoloniaux actuels sur les contradictions de la visée universelle ; avec la vision trop idyllique de l’espace public chez Habermas ; avec l’interprétation de Jonathan Israël d’une radicalité des Lumières inspirée de Spinoza (passionnant chapitre !)… 

Soyons attentifs, propose Antoine Lilti, « à la façon dont les auteurs des Lumières ont cherché à rendre compte des transformations qui affectaient le monde dans lequel ils vivaient et qui, pas plus hier qu’aujourd’hui, ne se laissent réduire à une formule simple. La modernité n’est pas le résultat des Lumières ; elle en est l’objet ». Un objet dont les auteurs du XVIIIe siècle ont vu et vécu les ambivalences. D’où la pluralité de leurs positions. Le point de tension essentiel selon Lilti tient au rôle et au risque de la parole intellectuelle publique. Confrontées à l’ouverture de l’espace public (due à la multiplication des journaux, à l’effritement des hiérarchies de la société d’ordres), les Lumières espèrent l’émancipation de tout individu par la raison, mais voient les effets d’opinion de masse qui la menace autant que la censure du pouvoir. Leur doute demeure : « Est-il possible d’éclairer le public » sans créer une nouvelle position d’autorité, en restant critique de leurs propres principes et libre face aux pouvoirs ? Dès lors, ce que nous lèguent les Lumières n’est pas une posture héroïque mais plutôt un esprit fait de « scepticisme et d’optimisme, d’ironie et d’enthousiasme ». Un mouvement jamais clos et une inquiétude.

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