Non ! De l'esprit de révolte

Une recension de Catherine Portevin, publié le

C’est une petite personne de 3 ans, et elle dit « Non ! », et encore « Non ! ». Impertinente et joyeuse, elle se fait « des colliers et des serpentins » de « Non ! ». Son philosophe de père, lui, en fait un livre, en s’appuyant sur la force vitale de ce petit mot dont la fillette semble détenir le secret. Il faut dire que l’enfant a de qui tenir : Vincent Delecroix prévient qu’il est lui-même pathologiquement attaché au négatif, « enragé, irréconciliable, inconsolable », préférant toujours dire « non » que « oui » – « je veux rester intranquille sinon, j’ai l’impression d’être mort. »

Pour ce grand lecteur de Kierkegaard, la philosophie ne commence pas avec l’étonnement mais avec la capacité « de se scandaliser ou de s’exaspérer ». Les volontarismes de la pensée positive à la sauce stoïcienne lui donnent « envie de se tirer une balle dans la tête ». Ce « oui »-là, qui vire au béni-oui-oui consumériste, à l’anesthésie générale ou au narcissisme de bas étage, ressemble plus à « un cours de gymnastique en maison de retraite » qu’à la « grande santé » affirmative de Nietzsche ! Mais si Vincent Delecroix défend les rigoureuses nécessités du refus, de la révolte ou de la résistance, c’est en contradicteur de lui-même, exercice indispensable à tout esprit mécontent : en se prémunissant contre leurs ivresses et décadences. Car il y a les « non » de pacotille, les « non » conservateurs et nostalgiques, les postures héroïques et les fausses transgressions (dire non à la guerre, à l’oppression et à l’injustice ne nécessite pas « une demi-minute de philosophie », lance-t-il énervé). Et il y a les « non » ravageurs du nihilisme. Si le positif endort, le négatif risque toujours d’engloutir.

Que signifie alors élaborer une philosophie du « non » aujourd’hui ? C’est la question que pose le philosophe en refusant la fausse alternative entre une « philosophie de grincheux » et une « philosophie de ravi de la crèche ». Dénonçant à la fois l’égoïsme rassis et l’ingénuité insignifiante, Non ! se veut un essai philosophique digne du « non », habité par la conscience du désastre, pour chercher « une voie négative de la pensée qui nous sauve de l’asservissement, de la bêtise et du désespoir ».

Les chemins de Non ! sont impeccablement tracés : un plan en trois parties (expérience du langage, de la liberté, du politique), structurées par verbes d’action (nier, contredire, rêver, s’indigner, refuser, protester, résister…) déroulant toutes les modalités de la négation. Et puis, d’une plume allègre, l’auteur traverse les allées à grandes enjambées généreuses ou à petits pas rageurs. Il a des pages inspirées sur la critique de l’indignation, sur les mensonges du réalisme, sur le désaccord interminable comme socle du politique, sur le « non » premier dans l’expérience morale. Sur le plan philosophique, il critique la dialectique hégélienne et sa croyance en une rationalité qui résoudrait la polarité de la thèse et de l’antithèse, le négatif n’y étant que temporaire, ou devant être « constructif »… Bref, « l’idiot utile des triomphes programmés ». Et préfère une négativité plus problématique, insistante, intempestive, parfois discrète, mais qui tient bon dans son refus d’adhérer tant à l’ordre du monde qu’à soi-même, ouvre une incertitude et « défait la puissance du Non sans être un Oui ».

À la croisée des chemins, deux passages ciselés disent l’essentiel. L’un est un hommage au Bartleby, le personnage de Melville, et de son « je préférerais ne pas », dont Vincent Delecroix fait la figure cardinale de la liberté. L’autre, en forme d’autoportrait irrésistible, est un éloge de l’ironie, qui rend le « non méconnaissable et irrécupérable ». « Parfois, confie-t-il, je ne sais plus si j’approuve ou si je contredis. C’est agaçant, surtout pour les autres. » Agaçant, mais « cela aide à rire beaucoup et souvent ». Au fondement de l’esprit de révolte, il se pourrait qu’il y ait aussi le refus de l’esprit de sérieux.

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