“23 Penseuses pour 2023” : Naomi Klein contre la nostalgie toxique

Vladimir Poutine, Donald Trump, Jair Bolsonaro… Les figures réactionnaires de notre temps sont aussi les défenseurs d’une économie pétrolière intensive et d’une culture machiste. Naomi Klein voit en eux les porteurs d’une « nostalgie toxique » dont il est temps de se défaire. Voici un extrait de son texte publié dans le volume 23 Penseuses pour 2023, paru jeudi 5 janvier chez Philosophie magazine Éditeur.

« La nostalgie de l’empire semble être ce qui motive Vladimir Poutine – cela et le désir de surmonter la honte de l’éprouvante thérapie de choc économique imposée à la Russie à la fin de la guerre froide. La nostalgie de la “grandeur” américaine est en partie ce qui motive le mouvement que Donald Trump mène encore – cela et le désir de surmonter la honte de se voir confronté à la malfaisance de la suprématie blanche qui façonna la fondation des États-Unis, et n’a pas terminé de les meurtrir. C’est aussi la nostalgie qui animait les camionneurs canadiens qui occupèrent Ottawa pendant presque un mois, brandissant leurs drapeaux rouge et blanc comme une armée en campagne, évoquant une époque plus simple où leur conscience n’était pas troublée par l’image de ces corps d’enfants indigènes dont on retrouve encore les dépouilles sur les sites de ces institutions génocidaires qui osèrent autrefois s’appeler des “écoles”.

Il ne s’agit pas là de la nostalgie chaleureuse et réconfortante de vagues souvenirs de plaisirs d’enfance, mais d’une nostalgie folle furieuse, destructrice, qui se raccroche au souvenir falsifié d’une gloire passée, en dépit de toute preuve apportant de la nuance.

Tous ces mouvements et personnages carburant à la nostalgie partagent une envie de quelque chose d’autre – pouvant sembler sans rapport, mais en apparence seulement... La nostalgie d’un temps où les énergies fossiles pouvaient être extraites de la terre sans ces inconfortables pensées d’extinctions massives, sans enfants manifestant pour défendre leur droit à un futur, ou sans rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, comme celui publié en février 2022, décrivant, pour reprendre les mots du secrétaire général de l’Organisation des Nations unies António Guterres, un “recueil de la souffrance humaine et une accusation accablante envers l’échec des dirigeants dans la lutte contre les changements climatiques”. Poutine, bien sûr, dirige un État pétrolier qui a crânement refusé de diversifier son économie dépendante du pétrole et du gaz, malgré l’effet dévastateur des fluctuations en dents de scie du prix des matières premières sur sa population, et en dépit de la réalité du changement climatique. Quant à Trump, il est obsédé par l’argent facile promis par les énergies fossiles et avait fait du climato-scepticisme une marque de fabrique de sa politique.

Voilà pourquoi l’avancée rapide de la crise climatique ne représente pas seulement une menace économique pour les personnes investies dans les secteurs d’extraction mais également une menace cosmologique pour qui a investi cette vision du monde. Parce que le changement climatique, c’est la Terre qui nous dit que rien n’est gratuit ; que l’ère de la “domination” humaine (blanche et masculine) est terminée ; que les relations unilatérales, où l’on pourrait se contenter de prendre, n’existent pas ; que pour toute action, il y a des réactions. »

Le texte dont est extrait ce passage est repris dans le volume 23 Penseuses pour 2023 (Philosophie magazine Éditeur), traduit de l’anglais par Sonia Baudry et Laurent Vannini. Il a été initialement publié ici (en anglais), dans le magazine en ligne d’investigation The Intercept, le 1^er mars 2022.