Étienne Klein : “Comme Nietzsche, je me méfie de toute idée qui n’est pas née dans un contexte musculaire”
Dans son dernier livre, L’Esprit du corps (Robert Laffont, 2021), le scientifique et philosophe Étienne Klein s’intéresse à un domaine de recherche assez inattendu pour ce spécialiste d’astrophysique, à savoir les rapports entre la pensée et le corps. Il se demande, à travers une série d’exemples très bien choisis, ce que peut vraiment faire un corps et à quelles conditions. Et se dit plus proche du monisme de Spinoza que du dualisme cartésien. Entretien.
Quel sens donnez-vous au titre de ce livre, L’Esprit du corps ?
Étienne Klein : Le corps est à la fois mystérieux et ambivalent. Et notre rapport à lui l’est davantage encore : notre corps peut être notre ennemi, comme dans la maladie, notre complice, comme lorsque nous courons après un ballon ou un bus, ou encore vecteur d’extases. « Que peut un corps ? », se demandait Spinoza. Et il a eu raison de dire que nul ne le sait précisément… Car le corps parvient à accomplir davantage que ce qu’il peut en tant que corps. Voyez les prouesses qu’accomplissent aux Jeux paralympiques les athlètes dont les corps sont mutilés ou handicapés : certains tirent à l’arc uniquement avec leurs pieds, d’autres franchissent une hauteur de 1,78 mètre sans prendre d’élan, en se propulsant sur leur unique jambe ! Au-delà des performances mêmes, ce qui est le plus incroyable, c’est leur détermination à accomplir de tels exploits, en dépit du mur physique et symbolique qui semble les en séparer, des obstacles qu’ils rencontrent, de la dureté des entraînements. Tout cela me rend admiratif. Bref, pour en revenir à votre question, ce que j’appelle « l’esprit du corps », c’est tout ce qui permet au corps de pouvoir plus qu’il n’est, plus qu’il ne semble pouvoir.
Le corps nous permettrait-il de dépasser nos limites ?
Je n’aime guère cette expression, car elle est auto-contradictoire : on ne peut pas dépasser ses limites. Affaire de définition. Mais nous pouvons nous éloigner de ce que j’appellerais volontiers notre « couche de masse » : en physique, les particules sont dites « dans leur couche de masse » quand leur énergie est égale ou supérieure à leur mc2, ce qui leur permet d’exister pleinement et de façon « confortable ». Si elles s’en écartent, elles deviennent « virtuelles », c’est-à-dire moins installées dans l’existence. Eh bien, dans notre vie de tous les jours, nous pouvons, nous aussi, être tentés de demeurer rivés à nos habitudes ou à notre confort. Mais en s’adonnant une activité physique intense ou d’endurance, une belle échappée hors de nos routines devient possible : on va alors se faire voir ailleurs et on découvre qu’on y existe aussi, mais d’une autre façon. On ne dépasse pas ses limites, on change seulement d’état.
“‘L’esprit du corps’, c’est tout ce qui permet au corps de pouvoir plus qu’il n’est, plus qu’il ne semble pouvoir”
Quel sport pratiquez-vous de manière privilégiée ?
Les sports liés à la montagne, qui permettent un lien profond avec la nature, réclament un engagement du corps tout entier, donnent vie à de belles amitiés et nous confrontent aux éléments dans ce qu’ils peuvent avoir d’extrême ou de sauvage. À l’inverse, je ne suis guère attiré par la pratique de sports exigeant des infrastructures sophistiquées, se déroulant en salle ou sur un terrain marqué par des lignes, et réclamant la présence d’un arbitre. La compétition, avec son vocabulaire par trop militaire (la conquête, la victoire, etc.) ne me subjugue pas. J’aime les activités physiques qui offrent des moments de « solitude habitée ». Au bout du compte, personne n’a gagné et personne n’a perdu, mais chacun a été transformé par l’expérience. Marcher, courir, grimper, ce n’est pas seulement se déplacer par ses propres moyens dans l’espace-temps. C’est aussi se débarrasser des impedimenta du moment, tourner le dos à une forme d’installation dans la vie, d’enlisement dans le monde. Et c’est surtout se métamorphoser. Après une course de haute montagne, on retrouve certes son point de départ, en général, mais on n’est plus dans le même état : quelque chose s’est modifié en soi, jusque dans la chimie de son cerveau ; je dirais même que quelque chose s’est élevé ou redressé. Autre rapport au monde, au temps, aux choses, à soi. Légèreté nouvelle, apaisante, du corps et de l’âme. Cette observation donnerait presque raison à Aristote contre Galilée : le mouvement est vécu comme une transformation pour celui qui se meut, pas seulement comme un changement de position dans l’espace. Relisons à ce propos ce qu’expliquait Alexandre Koyré dans ses Études galiléennes (1939) : « Le mouvement pour Aristote est un processus, un devenir dans et par lequel se constituent, s’actualisent et s’accomplissent les êtres. » Se déplacer sans moyens mécaniques, c’est en un sens changer de nature.
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