Achille Mbembe : “Les mythes ancestraux africains sont là en réserve pour penser la crise écologique”
Avec son nouveau livre La Communauté terrestre, le philosophe camerounais déploie une ambition aussi foisonnante que notre monde globalisé. En mêlant les catégories de la pensée occidentale aux « archives africaines », il invite à entrer dans un monde de relations.
Achille Mbembe en 7 dates
1957 Il naît au Cameroun et passe son enfance dans le village de Malende
Années 1960-1980 Il est éduqué dans un internat dominicain et s’engage dans la Jeunesse étudiante chrétienne, participant à des missions d’alphabétisation au nord du Cameroun
1989 Il obtient un doctorat en histoire à la Sorbonne, un DEA à Sciences-Po Paris et écrit dans la revue Politique africaine
1990-1996 Enseigne aux États-Unis à Columbia (New York) et à l’université de Pennsylvanie
1996-2000 Secrétaire exécutif du Conseil pour le développement de la recherche en sciences sociales en Afrique, à Dakar
2000 Il s’établit en Afrique du Sud
2021 Il rédige un rapport à Emmanuel Macron pour refonder les rapports entre Afrique et France
C’est une expérience de lecture singulière que de se lancer dans La Communauté terrestre d’Achille Mbembe. Cet historien et philosophe né au Cameroun en 1957, qui enseigne aujourd’hui à l’université du Witwatersrand à Johannesburg, en Afrique du Sud, souvent invité dans les principales universités américaines comme Columbia ou Harvard, achève avec cet essai une trilogie initiée avec Politiques de l’inimitié (2016) et poursuivie avec Brutalisme (2020). Si le même fil de pensée se déroule d’un livre à l’autre, la forme a évolué pour se délester du style universitaire. Politiques de l’inimitié était un ouvrage de politologie, prenant acte du retour des conflits dans un monde marqué par la raréfaction des ressources. Le ton en était encore argumentatif, cartésien si l’on peut dire. Avec La Communauté terrestre, Achille Mbembe a achevé de mettre au point une autre méthode de pensée et d’écriture. Il change sans arrêt de focale. Il se livre tantôt à des méditations cosmiques sur la formation de la Terre ou l’apparition de la photosynthèse à la surface des océans, tantôt à des analyses resserrées, décrivant par le menu les procédés d’extraction du lithium ou le quotidien des plantations esclavagistes. Il a gardé de l’académie les références érudites mais les confronte non sans humour à des mythes ancestraux africains. Il progresse moins par démonstrations que par intuitions et fulgurances, afin de faire éclore dans l’esprit du lecteur une vision globale de notre époque, marquée par l’emprise de la technologie et la crise écologique. La Terre, telle qu’il la décrit, n’est pas une entité concrète, pas seulement une planète du Système solaire, mais aussi une utopie. Pour le moment, « il n’y a ni peuple-Terre, ni nation-Terre, ni gouvernement-Terre, ni Parlement ou assemblée-Terre, ni armée, ni police-Terre ». La Terre est un projet que les humains ont encore à réaliser, s’ils ne veulent pas détruire le vivant et se détruire eux-mêmes. Mais, pour cela, nous avons besoin de renouveler nos catégories et de changer de langage.
« C’est en Occident qu’émerge, peut-être pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, le rêve d’une langue qui serait intégralement formalisée », écrit Mbembe. L’Occident a voulu adosser la langue à la rationalité, la purifier de l’« équivoque ». Mais à ce rêve d’une langue logiquement pure, il propose de renoncer : faire resurgir de l’équivoque, des zones d’incertitude au sein du langage, ne serait-ce pas une manière de rouvrir des possibles ?
Selon vous, nos sociétés adressent peu de signes au futur – contrairement au Moyen Âge chrétien avec les cathédrales ou à l’Égypte ancienne avec les pyramides. À quoi le voyez-vous ?
Achille Mbembe : J’observe ce qui se passe autour de moi. Je vis en Afrique du Sud mais voyage souvent ailleurs. Collectivement, en tous lieux de la planète, nous sommes de plus en plus occupés par la « doublure du monde », la surface nouménale que sont nos écrans. Nous y passons une bonne partie de nos journées. Les vitesses de transmission de données et de calcul se sont amplifiées, dans le monde électronique tout va très vite, cependant nous tournons en rond. L’espace public tend à se segmenter. Beaucoup ont remarqué que les niveaux d’attention baissent, car nous passons sans cesse d’une activité à l’autre. L’attention est ce qui fait exister des continuités : être attentif, c’est se rendre capable de lier l’hier, l’aujourd’hui et ce qui viendra demain…
Vous voulez dire que le temps réel du Web est un perpétuel présent, dans lequel nous nous trouvons enfermés, incapables de nous projeter au-delà ?
Oui, le futur n’est plus la source de laquelle s’originerait le reste. Il n’y a plus d’horizon à partir duquel nous imaginerions notre présent. Comme si l’histoire, telle qu’on la concevait jusqu’à une période encore récente, était entrée dans une phase terminale, qu’elle s’était contractée en un pur présent et que nous n’étions plus capables de vivre que des instants discontinus. L’approche de la catastrophe écologique nous tient lieu de préfiguration de l’avenir, et nous manquons d’autres images, d’autres récits à incarner.
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