“Alors là, respect !” De Kant à Damso, la consécration d’un sentiment moral

C’est l’un des mots de passe les plus répandus de l’époque et en particulier des nouvelles générations. Pour exprimer son admiration devant un acte de bravoure ou un exploit sportif, pour s’incliner devant les épreuves traversées par une personne confrontée à l’injustice ou à l’adversité, pour signifier qu’on ne va pas heurter une sensibilité ou une croyance différente de la nôtre, bref pour marquer l’estime que l’on porte à l’Autre, dans ses forces ou ses faiblesses, dans sa différence ou ses difficultés, un mot suffit, qui condense l’essentiel de l’éthique contemporaine : respect ! Il est au cœur de toutes les mobilisations contre les discriminations, de race, de genre ou d’orientation sexuelle. Comme l’a montré Cynthia Fleury dans La Clinique de la dignité (Seuil, 2023), de Black Lives Matter aux marches pour la fierté en passant par la défense de l’euthanasie, c’est au nom du respect de la dignité intrinsèque de la personne que ces luttes sont menées. Mais le respect n’est pas seulement ce grand principe moral qui soutient la dynamique enclenchée il y a deux siècles avec la proclamation de l’égale dignité de chacun. Invoqué de manière exclamative, comme une requête que j’adresse à l’autre ou comme une reconnaissance que je lui accorde, il a acquis aujourd’hui une nouvelle signification : concrète, sensible, impérative. Il s’est imposé comme un affect et pas seulement comme une valeur, comme le ciment moral et affectif qui attache les individus les uns aux autres. C’est qu’il permet de résoudre le défi moral inhérent à la démocratie : reconnaître et même s’incliner devant la grandeur d’une personne ou d’une action sans renoncer à la similitude essentielle des individus. Avec des variations d’intensité, depuis l’estime minimum que chacun est en droit d’attendre de ses semblables jusqu’à la consécration médiatique des héros du moment, de Greta Thunberg à Kylian Mbappé. Dans le rap, qui n’est pas censé promouvoir la morale, cette place inédite du respect apparaît avec d’autant plus de netteté. Dans les pas de la célèbre chanson Respect d’Otis Redding et Aretha Franklin, il apparaît comme ce qui permet de se faire reconnaître comme genre musical autant que comme individu. « On sait pourquoi on est dans le hip-hop depuis tant d’années / Pour que ceux qui n’ont pas de voix puissent être entendus et respectés », affirme le groupe Assassin dans la chanson État policier qui dénonce pourtant les violences et les bavures policières. Tandis que dans leur titre-phare, intitulé Respect, le groupe Alliance Ethnik affirmait déjà : « Respect yourself, and the rest will flow. » Plus près de nous, dans J Respect R, le rappeur belge Damso explique pourquoi il n’éprouve pas ce sentiment fondamental : « T’étonnes pas que j’respecte R / Depuis qu’on se connaît / Nan, jamais tu ne m’as phoné / Bah ouais, à part hier quand j’ai cé-per. » Alors que dans Une vraie meuf, la rappeuse Beedjy associe sans scrupule travail, succès, richesse… et respect : « Si j’perce demain pourquoi mentir / Toujours tenir des propos d’galère pour plaire au gens / Non tu rigoles combien m’ont aidée / Ou même m’ont accompagnée / Aujourd’hui oui j’le dis ça m’plaît d’claquer mon blé / Parce que c’est l’mien et j’l’ai eu avec respect. » Or, cette idée du respect comme fondement affectif de l’estime de soi et des autres était déjà au cœur de la pensée de Kant. Dans la Critique de la raison pratique, il en fait une expérience sensible irrépressible, un sentiment que nous ne pouvons nous empêcher d’éprouver devant la qualité morale d’une personne ou d’une action. Kant souligne le renversement éthique que cela induit : là où, dans la morale aristocratique, on ne peut manquer de s’incliner devant celui qui est au-dessus de nous, quoi qu’on pense de lui par ailleurs, avec la morale démocratique du respect, je ne peux manquer de m’incliner devant celui qui est en dessous de moi, dès lors qu’il agit moralement. Peu importe la classe à laquelle il appartient, quelle que soit son identité, que je partage ou non ses valeurs, que je me considère comme plus ou moins intelligent que lui, je ne peux m’empêcher de m’incliner devant le témoignage de sa droiture morale. Proche de l’admiration, mais axé sur la personne et pas sur les choses, le respect de l’autre ou de soi-même comme agent moral est un sentiment qui élève parce qu’il rend sensible la destination suprasensible de l’humanité. Il nous ouvre à l’idée que l’humanité est une tâche infinie. C’est donc bien une nouvelle éthique et un nouveau monde qui s’affirme dans cette petite exclamation contemporaine apparemment anodine : « Respect ! »