Au cœur des ténèbres

Est-ce vraiment de notre faute ?

Non, le mal existe en soi et nous possède

Les manichéens > III^e-IV^e siècle

Œuvres : surtout connues à travers les Pères de l’Église

Souvenez-vous, c’était il y a dix ans, en 2003 : au moment de justifier son intervention militaire en Irak, l’administration Bush avait dégainé un slogan, « l’Axe du Mal », pour désigner les pays ennemis des États-Unis possédant des armes de destruction massive et soutenant le terrorisme international. À l’époque, cette vision du monde avait souvent été qualifiée de manichéenne : d’un côté, le Bien, de l’autre, le Mal. Ce dualisme conflictuel fournit en effet le corps de la doctrine de Mani, prophète né vers 216 à Ctésiphon, ville de… l’actuel Irak. Ayant connu la révélation à deux reprises, Mani se met à voyager et de nombreuses communautés suivant son enseignement voient le jour en Orient. Le manichéisme poursuit son essor après la mort de son fondateur (vers 275 ou 277), et au IV^e siècle, il est bien implanté en Occident. Mais quels en sont les grands principes ?

Les manichéens, pourchassés par les chrétiens, opposent strictement le Bien et le Mal, le Royaume de la Lumière et le Royaume des Ténèbres, Dieu et la matière. À rebours de l’Ancien Testament, ils proposent un grand récit en trois temps : à l’origine, le Bien et le Mal sont disjoints, les Royaumes séparés ; puis le Mal décide d’envahir le Bien, et un affrontement sans merci s’ensuit (cette période médiane correspond au monde créé, actuel) ; enfin, au terme de la lutte, le Bien triomphe (ce salut final ne s’est pas encore réalisé, il est à venir). Sur le plan métaphysique, nous avons donc un clash total : le Bien et le Mal sont deux forces absolues, éternelles, égales en puissance. Le mal n’est pas une simple privation de bien, mais sa négation active. Cette partition se retrouve chez l’homme : il existe en nous deux âmes, une âme bonne et lumineuse (divine, exempte de tout péché) et une âme mauvaise et ténébreuse (mortelle, pécheresse) ; celle-ci se manifeste lorsque nous succombons aux passions, à la colère ou à la concupiscence. Au moyen d’exercices ascétiques, les manichéens entendent préserver la pureté de l’âme bonne et chasser son noir pendant. Et ils croisent les doigts pour que les Ténèbres ne l’emportent pas… Ainsi, le mal existe en soi, l’homme ne l’a pas créé et n’en est pas tellement responsable – cela, les chrétiens ne pouvaient le pardonner. En tout cas, dès que deux entités considérées comme substantielles et irréductibles sont dressées l’une contre l’autre (le Bien et le Mal, les dominants et les dominés…), le spectre du manichéisme plane. Et le mal, identifié de manière unilatérale, se voit neutralisé, puisqu’il est toujours rabattu sur un grand dehors, une altérité radicale et menaçante.
 

Oui, il naît d’une défaillance de la volonté

Saint Augustin > 354-430

Œuvres : Les Confessions, La Cité de Dieu

Nous sommes à Thagaste, en Numidie (actuelle Algérie) au IV^e siècle de notre ère. C’est la nuit. Dehors, une bande d’adolescents rôde, en quête de mauvaises actions. Parmi eux, un certain Augustin, 16 ans. Avec ses compères, il secoue un arbre dans une vigne et dérobe une quantité impressionnante de poires. Pour s’en délecter ? Même pas : les fruits ne sont ni beaux ni savoureux, et la très grande majorité est jetée aux porcs. Non, comme il s’en explique longuement dans ses Confessions, Augustin a volé « sans raison », de manière purement gratuite : « notre seul plaisir fut d’avoir commis un acte défendu ». Il a commis le mal par seul attrait du mal ; il a péché au su de son plein gré. C’est là un flagrant démenti de la thèse socratique (nul n’est méchant volontairement), mais aussi du credo manichéen.