Augustin Berque : “Je suis allé en Asie à la recherche d’une vérité plus universelle”
Avec ce géographe venu à la philosophie « par accident », la pensée prend le goût des grands espaces. Son amour pour le Japon a amené cet insatiable explorateur de concepts à s’affranchir de la logique cartésienne pour mieux comprendre comment habiter la Terre. Une rencontre placée sous le signe du gai savoir.
« Jeu me prêterai volontiers à ce je, comme y autorise la phonétique française. » Ainsi a répondu Augustin Berque à ma proposition, avec facétie, lorsque je lui ai demandé s’il accepterait de se prêter au jeu du grand entretien. Géographe de formation, devenu spécialiste du Japon par hasard et philosophe « par accident », ce penseur n’a pas l’esprit de sérieux des universitaires patentés. Il s’aventure plutôt avec la curiosité des explorateurs dans des zones de la pensée encore mal cartographiées. Érudit polyglotte et polygraphe, il a creusé un sillon singulier dans la conception du rapport de l’être humain à ce qui l’entoure et de ce que signifie « habiter ». Inventeur de concepts, jouant avec les mots, quitte à raviver des notions inusitées pour préciser sa réflexion, il a forgé sa discipline : la mésologie (du grec meso, le « milieu », et logos, la « science »), soit l’étude des milieux humains. D’une érudition foisonnante, Augustin Berque a l’allure du sage enthousiaste. Je l’ai rencontré une première fois à Lille en 2013, à l’occasion d’un festival de philosophie dont le thème était le Japon. J’ai mémorisé ce haïku qu’il citait pour expliquer le rapport spécifique au lieu et à l’identité en Asie orientale : « La clochette à vent / au son qui tintinnabule / on est là-dessous. » S’émancipant de la logique cartésienne sans jamais verser dans l’ésotérisme, il chemine sur une ligne de crête philosophique qui offre de la hauteur et du recul. J’ai longtemps pensé à l’interroger et, quand est venue l’occasion, je l’ai saisie au vol. Deux volumes paraissent cette année : Mésologie urbaine et Recouvrance. Pour en parler, et plus généralement de sa trajectoire, je me suis rendu chez lui, en banlieue parisienne. « D’accord pour se rencontrer chez moi en y-présence (et non en e-presence) », m’avait-il écrit, alors que nous sortions à peine du dernier confinement. C’est donc de visu, avec son épouse Francine Adam, géographe elle-même, que nous avons passé l’après-midi à dérouler le fil rouge d’une vie baladeuse, curieuse et contingente. En entrant, impossible de manquer au mur un grand dessin. Une « évocation des esprits cavernicoles », me dit l’auteur. On distingue dans cet ensemble énigmatique les monts Hida – les Alpes japonaises – à l’horizon d’une grotte constituée d’un enchevêtrement organique. Dessinateur aussi, je l’apprends, si bien que je ne sais plus : comment présenter Augustin Berque ?
Augustin Berque en 6 dates
1942 Naissance à Rabat (Maroc), d’un père anthropologue et d’une mère peintre
1969-1977 Premier séjour au Japon
1979-2011 Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
1991 Lancement, avec Bernard Lassus, de la première formation doctorale en paysage (« Jardins, Paysages, Territoires »)
2009 Premier lauréat occidental du grand prix de la Culture asiatique de Fukuoka
2021 Publie Recouvrance
Philosophe, géographe, orientaliste… Comment vous qualifier ?
Augustin Berque : Disons que je suis venu naturellement à la philosophie au contact d’une culture très différente de la mienne, au Japon. Être ainsi immergé dans une société étrangère pose des problèmes ontologiques, ne serait-ce que par le fait d’apprendre comment dire « je suis ». Cela a été une grande remise en cause intellectuelle et personnelle.
Comment y avez-vous atterri ?
J’ai commencé par des études de chinois, de russe et de géographie, à l’automne 1960. J’ai continué un an à Oxford, puis comme soldat au service géographique de l’armée, à Baden-Baden. Là-bas, j’ai eu l’occasion d’apprendre l’allemand mais aussi de m’interroger sur mon rôle. Car j’étais là comme un intello parmi des camarades dessinateurs et géomètres, avec des métiers utiles, concrets. Ensuite, après avoir échoué à l’agrégation de géographie, j’ai trouvé un poste à l’École des beaux-arts. Pour la toute première fois, l’institution intégrait à l’architecture un enseignement de sciences humaines. Figurez-vous que les architectes, qui sont censés créer l’habitat humain, n’apprenaient pas ce qu’on mettait dedans. D’où m’est venue cette question, qui n’a cessé depuis d’alimenter ma réflexion : qu’est-ce qu’habiter ? Je n’ai pas pu faire ma niche aux Beaux-Arts en 1968, à un moment où il fallait avoir une grande gueule pour s’imposer dans les AG. J’en ai eu ma claque, je suis parti au Japon.
Pourquoi le Japon ?
Par hasard… même s’il existe dans ma famille une tradition de nach Osten schieben – de « poussée vers l’Est ». Mon arrière-grand-père Joannès, officier vétérinaire, a été enterré au Tonkin. Mon grand-père Augustin a été directeur des affaires indigènes en Algérie, et Jacques Berque, mon père, a été administrateur au Maroc sous le protectorat, puis professeur, titulaire de la chaire d’histoire sociale de l’Islam contemporain au Collège de France. J’avais le désir vague d’aller plus à l’est que mon père – à l’est d’Aden, comme on disait. Puis j’ai lu Sur les traces du Bouddha [1929], un livre de René Grousset qui relate l’histoire d’un moine chinois du VIIe siècle parti étudier les classiques du bouddhisme en Inde. À l’époque, il fallait traverser les déserts de l’ouest et les cols à 5 000 mètres du Karakoram. Il y est resté près de dix-huit ans et a passé le reste de sa vie à traduire les classiques en chinois. Cette aventure m’a donné envie d’explorer à mon tour ce que le géographe allemand Ferdinand von Richthofen [1833-1905] a appelé les routes de la soie.
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