Bernard Stiegler. « Nous ne faisons plus attention »

Philippe Nassif publié le 6 min

En exacerbant les pulsions, la télévision actuelle nous menace d’une dangereuse régression de masse, affirme le philosophe Bernard Stiegler *. Mais, à l’ère du Net, il est possible d’encourager un média populaire et intelligent.

Philosophie magazine : Dans La Télécratie contre la démocratie, publié il y a quatre ans, vous entendiez démontrer que la télévision nous tire vers « la barbarie ». L’expérience de « La Zone Xtrême » ne vient-elle pas confirmer vos thèses ?

Bernard Stiegler : J’aimerais avoir tort ! Mais les résultats de cette expérience ne me surprennent pas. Car ce que fabrique la télévision est une société sans surmoi. Et peut-être les politiques, par leur laisser-faire, auront-ils un jour à répondre d’un scandale comparable à l’affaire du sang contaminé.

 

Qu’entendez-vous par société sans surmoi ?

Pour Freud, nous sommes des êtres désirants et nous attachons donc à chaque chose une valeur. C’est ce système de valeurs, attractives ou répulsives, qui s’appelle culture, civilisation ou économie libidinale, pour le dire en termes psychanalytiques. La libido n’est pas la sexualité : c’est l’économie des pulsions sexuelles, c’est-à-dire la transformation de la pulsion sexuelle – qui consomme son objet – en un investissement sexuel – qui protège son objet. La pulsion, bien sûr, est la matière première de la libido, mais elle n’est pas son enjeu qui, lui, est la sublimation, l’infinitisation, l’idéalisation d’un objet. Cette bipolarité, cette possibilité de suivre une tendance régressive ou, au contraire, une tendance progressive, est le propre de l’homme. Nous apprenons à économiser nos pulsions. Et cela passe par la mise en place du surmoi. C’est-à-dire l’appareil psychique qui unifie nos idéalisations et nous permet de faire attention. Ce que, précisément, la télévision détruit.

 

Nous souffrons d’un manque d’attention ?

Exactement. Dans la langue française, « attention » désigne à la fois la capacité à se concentrer intensément sur un objet, et la sollicitude, le souci des autres. Or l’appareil psychique est constitué par les deux. On apprend toujours l’un en même temps que l’autre, notamment avec ses parents ou à l’école. Et il n’existe pas de société qui ne repose sur la construction d’une attention. Car être attentif, c’est être capable de libido. C’est sublimer son rapport à l’objet. Ainsi, si une femme me plaît, je ne vais pas lui sauter dessus – cela s’appelle un viol. Et si vos baskets m’attirent, je ne vais pas vous les voler. Dans la cour de la prison de Fresnes, vous n’avez pas intérêt à avoir de belles baskets, sinon on vous les pique immédiatement : la prison est une société sans surmoi. Mais une société dans laquelle Noël Forgeard se barre avec la caisse n’a pas non plus de surmoi !

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