Camille Froidevaux-Metterie/Claude Habib : trans clash

Ce débat est houleux. S’il est si tendu, c’est qu’il met en jeu des sujets intimes et politiques, qui engagent chacun à se positionner : l’identité personnelle est-elle une affaire d’essence, avec un certain caractère de fixité s’agissant, par exemple, du sexe biologique, ou est-elle une réalité socialement construite, susceptible de métamorphoses, fondée notamment sur la reconnaissance d’un genre ? Cette question met aussi aux prises deux philosophes avec deux conceptions opposées de l’identité personnelle. Camille Froidevaux-Metterie apporte une contribution singulière aux études féministes, en s’intéressant à l’expérience vécue du corps féminin. Elle vient de faire paraître Un corps à soi (Seuil), où elle creuse une voie phénoménologique entamée dès La Révolution du féminin (Gallimard, 2015 ; rééd. Folio, 2020). Claude Habib, elle, a écrit sur le consentement amoureux et la galanterie française, faisant l’éloge de la vie de couple. Elle vient de faire paraître La Question trans (Gallimard), où elle poursuit sa réflexion sur la nature de la différence sexuelle. En l’occurrence, le différend entre elles est si franc qu’à plusieurs reprises, l’échange a manqué de s’interrompre. Claude Habib met en cause nommément Camille Froidevaux-Metterie dans la conclusion de son livre, la tenant pour une représentante du « néoféminisme » : « Il faut croire que sa “révolution du féminin” avait peu de substance, puisqu’elle rallie aujourd’hui la cause trans, fustige la réduction “au donné biologique” et “la logique patriarcale de la binarité impérative”. » Je leur ai donc proposé d’engager le débat face à face et d’étayer leurs désaccords.

Claude Habib : J’ai commencé à écrire La Question trans, alors que je préparais une conférence sur les nouvelles moralités, finalement annulée à cause du Covid. J’ai eu du temps pour étudier les arguments anglo-saxons et j’ai appris qu’il faut désormais parler de woman self-identified, de « femme auto-identifiée ». Selon cette vision, n’importe qui se disant femme est une femme. La subjectivité prime, ce qu’on présente comme une victoire de la liberté sur la nature – selon moi, c’est une perte du sens des réalités. Comme on ne demande pas leur avis aux femmes sur cette redéfinition de la catégorie qu’elles forment, c’est aussi une imposition brutale, sous couvert de progrès des mœurs.

Camille Froidevaux-Metterie : Je me suis intéressée pour ma part aux personnes trans à partir de mon travail d’exploration de l’expérience vécue de la corporéité féminine. J’ai été amenée à creuser ce que signifie être une femme aux yeux de la société et à ses propres yeux. Il s’agit d’abord de l’expérience d’une domination fondée sur l’objectivation corporelle. La façon dont on apparaît à autrui peut être aliénante ou émancipatrice. Réfléchir à la condition des femmes trans m’a semblé utile pour penser l’idée de coïncidence à soi.

C. H. : Votre définition de la condition féminine est contradictoire. Vous la faites reposer sur la domination masculine, à laquelle vous réduisez l’expérience féminine, et sur la coquetterie, ou la façon dont on se présente à autrui. Mais si l’on prend un résumé des nouvelles thématiques du féminisme que vous abordez – campagne sur l’endométriose, découverte du clitoris modélisé en 3D, dénonciation des violences gynécologiques… –, tout ramène au corps féminin au sens biologique du terme. 

C. F.-M. : Puisque vous m’avez lue, il ne vous aura pas échappé que tout le programme du féminisme phénoménologique que je défends, aidée par une relecture de Simone de Beauvoir et de la philosophe Iris Marion Young, est d’articuler une interprétation de la corporéité féminine au prisme de l’aliénation et de son pendant positif, l’émancipation. Dire que je réduis l’expérience vécue des femmes à la domination est un contresens. La « coquetterie » est votre mot, je ne l’utilise pas. Je m’intéresse au souci de l’apparence qui est existentiel et n’a rien à voir avec la minauderie. S’agissant des combats corporels que vous évoquez, ils renvoient à ce que j’appelle la « bataille de l’intime » ou « tournant génital » du féminisme. Cet intérêt pour la corporéité relance une démarche engagée dans les années 1970 contre la réduction des femmes à leur corps sexuel et maternel, et leur enfermement dans une condition mineure et subordonnée. Après quelques décennies d’oubli féministe, les thématiques incarnées sont aujourd’hui réinvesties, et c’est une bonne nouvelle.