“C’est quoi ce travail?”: une définition du “travail vivant”

C’est quoi ce travail ? Sous ce titre faussement débonnaire, le film documentaire de Luc Joulé et Sébastien Jousse posent une question philosophique de fond. En filmant le compositeur Nicolas Frize en quête de sons et d’inspiration pour un opéra dans le vacarme d’une usine qui produit 800 000 pièces d’automobiles par jour, les deux réalisateurs cernent l’essence du travail. Qu’est-ce qui peut bien rapprocher un compositeur d’un ouvrier d’usine, la réalisation d’une partition musicale et la production d’une pièce manufacturée ? De ce curieux mariage de la carpe et du lapin, les deux cinéastes tirent une réflexion étonnement cohérente, retrouvant un dénominateur commun à des réalités distinctes, faisant varier et défiler les différentes modalités du travail, les creusant, jusqu’à en déduire une définition robuste. Alors, c’est quoi le travail ?

Interrogé à l’occasion d’un dossier intitulé « Votre travail a-t-il encore un sens ? », le psychanalyste Christophe Dejours en donnait cette définition : « Le travail est ce par quoi je me confronte au monde, à la résistance du réel, et me transforme. Une expérience qui n’est substituable à aucune autre. C’est cette part de soi-même que l’on engage, cette intelligence que l’on ajoute aux prescriptions et aux contraintes pour que “ça marche”. Travailler, c’est toujours mobiliser son intelligence. »

Cette intelligence au travail, Luc Joulé et Sébastien Jousse la dénichent et l’auscultent dans ce huis-clos documentaire tourné entre 2012 et 2014 à l’usine PSA Peugeot-Citroën de Saint-Ouen. Au fil d’une série d’entretiens, ils entrent dans la tête du travailleur, suivant les perspectives qu’il s’invente et les stratégies libres qu’il développe pour donner du sens à sa tâche. « Le travail vivant, poursuit Christophe Dejours, c’est cela, et pas seulement pour le chercheur génial, pour l’artiste ou pour l’artisan : si un comptable dans le service de facturation d’une entreprise n’engage rien de lui-même pour arbitrer les urgences, ruser avec les règles (c’est la métis chère aux Grecs, l’intelligence par excellence), ses délais de facturation seront interminables, ses résultats ne sortiront jamais et l’entreprise tombera en panne. Rien ne fonctionnerait si les opérateurs étaient strictement obéissants. »

Les cinéastes ne sont pas à leur coup d’essai. Déjà auteurs de Les Réquisitions de Marseille – mesure provisoire en 2000, un film consacré à une importante expérience de gestion ouvrière, et de Cheminots en 2010, ils questionnent à nouveau ce « processus de fertilité vitale » qui devrait caractériser le travail. Invités à se raconter, les ouvriers de l’usine retrouvent ainsi le sens du récit, sans lequel nos activités demeurent aliénantes et stériles. Comme le confirme le sociologue américain Richard Sennett, « tout individu a besoin d’inscrire ses activités professionnelles dans un récit – grâce à un travail qui fasse sens, ou grâce à un travail pénible mais qui permette de se projeter dans l’avenir ».

La projection dans l’avenir manquent à certains et le tableau brossé de l’usine n'a rien d’idyllique: gestes répétitifs, douleurs physiques, bruit assourdissant, travail de nuit, routine, ennui, constituent le quotidien de l’usine et de ses employés. Mais les deux cinéastes accompagnent avec attention et prévenance l’élaboration de leurs récits. Mieux, en les intégrant dans sa composition sous la forme d’un livret d’opéra et en sollicitant la participation des travailleurs à l’interprétation de la création finale, Nicolas Frize donne à ces expériences la dimension d’une œuvre.

C’est quoi ce travail? Un film de Luc Joulé et Sébastien Jousse, avec le compositeur Nicolas Frize. En salles le 14 octobre 2015