Classes tout-risque
Enseigner la morale ? C’est obligatoire du primaire au lycée depuis la dernière rentrée. Nous avons rencontré professeurs et spécialistes de philo pour enfants. Et tous s’interrogent : comment échapper à un prêt-à-penser républicain dans lequel beaucoup de jeunes peuvent ne pas se reconnaître ?
« Moi ! Moi ! Je sais ! S’il vous plaît ! Moi ! Je peux le dire ! » Dylan, 11 ans, trépigne et lève son bras le plus haut possible. Il est l’un des douze élèves de la 6e Segpa (sections d’enseignement général et professionnel adapté) d’un collège de la banlieue du Mans. Caroline Faivre, enseignante, consacre une heure à faire de la philosophie avec ses élèves, avec Edwige Chirouter, maître de conférences, spécialiste de philosophie pour enfants et experte auprès de l’Unesco dans ce domaine. Tout commence par la lecture d’une histoire. Caroline utilise un livre illustré pour raconter aux élèves l’histoire de l’anneau de Gygès, fable tirée de la République de Platon. Gygès, un berger de Lydie, en Asie Mineure, découvre un anneau magique qui a le pouvoir de rendre invisible. Après s’être assurée que les enfants ont bien suivi l’histoire, Caroline interrompt la lecture et demande aux enfants de se réunir par groupes de trois pour réfléchir à deux questions : que va faire Gygès de son pouvoir d’invisibilité ? Et que feraient-ils, eux, les enfants, s’ils en disposaient l’espace d’une journée ? On commence à s’amuser. Après les conciliabules, les réponses fusent : « Prendre le bus sans payer », « aller au cinéma sans payer », « en profiter pour voler des pommes », « faire peur à tout le monde » (un garçon chuchote : « tirer les culottes des filles », mais n’ose reprendre sa proposition à haute voix), « faire punir sa petite sœur », « espionner la reine d’Angleterre », « tirer le nez de François Hollande », « rencontrer l’idole de maman, Roch Voisine », mais aussi « sauver le monde » ou « mettre des bombes dans des camps de djihadistes ».
Des lois contre le « défoutoir »
Les enfants doivent se conformer à des règles précises : écouter celui qui parle, ne pas lui couper la parole, ne pas se moquer. Caroline et Edwige lisent la fin de l’histoire de Gygès, qui tue le roi et épouse la reine. Puis elles proposent aux élèves d’arrêter de lever la main et de se concentrer sur la notion d’interdit, puisque l’anneau donne des envies de transgression : « Tout le monde s’oblige à essayer de trouver une réponse dans sa tête », exige l’enseignante. Après une période de silence, les interventions se font plus graves : « Si rien n’était interdit, tout le monde se jetterait sur les vêtements et les livres », observe Neima. « C’est pour ça que c’est payant, ajoute un autre, il ne resterait plus rien, ça ne servirait plus à rien de vendre. » Edwige Chirouter reprend : « Qu’est-ce qui nous empêche de le faire ? » « La police » ; « C’est interdit par la loi ! » ; « C’est un règlement de la vie »… On progresse : à quoi servent les lois, alors ? « À respecter les gens car si tout le monde faisait ce qu’il voulait, on ne s’en sortirait plus ! » ; « Les gens pourraient se voler les uns et les autres. On pourrait se faire tuer. » Dylan lève le bras encore plus haut, il sait qu’il a quelque chose d’important à dire. « Vas-y Dylan, réplique l’enseignante d’un air un peu las. Explique-nous ce qui se passe quand on vit dans une société sans loi. » « Les plus rapides et les plus méchants prendraient tout aux pauvres, qui n’auraient plus rien… Ce serait le défoutoir ! » Si, pour Gilles Deleuze, philosopher c’est fabriquer des concepts, ce petit blond tout maigre à l’œil curieux ne fait que ça, en mêlant le débordement des instincts et le désordre.
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