Dans son manga "Berserk", Kentaro Miura déjoue la causalité

Avec 40 volumes, l’histoire de Guts et ses tourments était pourtant loin d’être terminée. « Je prie pour réussir à la finir de mon vivant », espérait Kentaro Miura dans une interview avec son éditeur français, Glénat, en 2019, trente ans après la première publication de Berserk au Japon. Nous étions de nombreux fans à prier avec lui, sur les forums et dans les librairies, inquiets des rumeurs sur ses problèmes de santé. L’attente de chaque nouveau chapitre était devenu un rituel : parfois, nous étions chanceux et le chapitre sortait en six mois ; parfois, l’attente pouvait durer plusieurs années. Si la mort de Kentaro Miura touche autant les fans de manga, c’est parce qu’elle contient cette tristesse tragique : laisser l’œuvre d’une vie inachevée. George Morikawa, lui-même mangaka (auteur d’Hajime no Ippo), a connu le père de Berserk à ses débuts. Il raconte dans un message posté sur Twitter qu’à 18 ans déjà, Kentaro Miura lui montra des dessins qui lui tenaient à cœur : un grand homme habillé tout en noir, portant une épée beaucoup trop grande pour lui. C’était déjà Guts, le héros de Berserk, que le mangaka dessina donc de sa jeunesse jusqu’à sa dernière année. Miura disait : « Vous savez, j’ai l’impression d’être dans un vaisseau spatial qui fonce vers un trou noir, et à mesure qu’il s’en approche, l’écoulement du temps est modifié. Quand je travaille sur le manga, je n’ai pas la sensation que le temps s’écoule différemment et pourtant, il file en un éclair ! » Si les nouveaux chapitres de Berserk prenaient tant de temps à arriver, c’était à cause d’une obsession du détail, chaque planche exigeant des semaines de travail méticuleux. Et George Morikawa d’admirer le dévouement de Kentaro Miura, qui mit « son cœur et son âme » dans un seul manga... jusqu’à y consumer son talent et sa santé. 

Un héros qui refuse son destin tragique 

L’histoire de Berserk se confond avec celle de Guts, un jeune épéiste solitaire qui évolue dans un monde médiéval déchiré par les guerres et les violences. Griffith, le plus proche ami de Guts, a hérité d’un étrange bijou. Ils ignorent tous deux qu’il s’agit d’un rarissime artefact, qui destine son porteur à devenir une entité malfaisante à condition qu’il sacrifie tout ce qui le relie à l’humanité. Ainsi, Griffith, qui finira par trahir et tuer tous ses camarades, portait dès le début en lui la promesse de l’horreur à venir. C’est un thème récurrent de Berserk : les humains ne sont jamais maîtres d’eux-mêmes, ils sont invariablement inférieurs en nombre et en puissance, écrasés par les péripéties et les démons du bestiaire de Miura. Lors de leurs rares apparitions, les quatre ennemis les plus puissants ne cessent d’ailleurs de se déclarer les agents aveugles de « la causalité » : tout personnage de Berserk doit accepter d’être pris dans un enchevêtrement de causes mystiques et surplombantes. L’antagoniste Void, qui scande sans cesse cette fatalité, répète que le « flux causal » emporte tout et que « la destinée transcende l’intellect humain ». À la manière des héros des tragédies grecques, il est donc commandé aux personnages de Berserk de mourir et de ne pas vouloir y résister. Mais Guts est le seul qui s’évertue à déjouer la causalité, lui qui réussit, par miracle, à survivre au sacrifice de ses amis. Guts est en quelque sorte le personnage anti-tragique d’un monde tragique, et c’est précisément parce qu’il refuse de consentir à son destin qu’il est le seul héros de ce manga.

Un hommage à l’art européen…

Le monde visuel de Berserk emprunte beaucoup plus aux décors de l’Europe médiévale qu’à ceux du Japon. Les représentations de pouvoirs féodaux, des châteaux de pierre, de cavaliers en armure et des congrégations de prêtres forment une relecture sombre de l’histoire picturale du Moyen-Âge et de la Renaissance. Le dessin de Kentaro Miura est plein de discrets hommages à des monuments de l’histoire de l’art européenne, comme à la page 11 du chapitre 306, claire pastiche de la troisième section du Jardin des délices, une œuvre du peintre flamand Jérôme Bosch (1450-1516). 

Le manga Berserk, c'était aussi un formidable jeu d'échos et de références avec l'histoire de l'art européenne. Ici, la planche mettant en scène Ubik (un antagoniste de Berserk) à gauche. À droite, un bout du "Jardin des délices", du peintre flamand Jérome Bosch (XVeme siècle) pic.twitter.com/CKpwXf8kZC

— Nicolas Gastineau (@NicolasGast) May 20, 2021

Mais l’hommage qu’il rend à la peinture européenne ne s’arrête pas à cette époque-là. Ainsi, par exemple, de la mise en scène de certaines planches, qui correspondent remarquablement à la composition des effrayantes lithographies de Gustave Doré (1832-1883).

Berserk de Kentaro Mirua et les lithographies de Gustave Doré.... pic.twitter.com/NjDctYAfmL

— Lana Del Khey (@JulienLaour) May 20, 2021

Sans oublier les escaliers paradoxaux du néerlandais Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

RIP Kentaro Miura ! #Berserk

Relativity of Maurits Cornelis Escher
Chapter 3 pic.twitter.com/lHE0OJQrJR

— Ronie (@RonieRanjan) May 20, 2021

... et au cinéma

Il y a également l’apparence de Femto, l’alter-égo démoniaque de Griffith. Son grand masque noir, recouvrant la face à l’image de celle d’un oiseau rapace, évoque de façon saisissante celui du Phantom of the Paradise, le héros maudit du film de Brian de Palma. Compositeur trahi dont l’œuvre a été volée, le protagoniste finit défiguré et hante les travées de l’opéra en quête de vengeance. Une correspondance avec le destin de Griffith qui, avant de trahir ses camarades, est emprisonné et impitoyablement torturé jusqu’à devenir l’ombre de lui-même.

Entre fans de Berserk, dans les longs hiatus qui séparaient chaque chapitre, chacun y allait de sa théorie. Tel détail porterait-il un sens caché ? Tel personnage ne serait-il pas l’avatar d’un autre ? Les planches de Kentaro Miura étaient autant de cartes au trésor, surchargées de signes et de symboles. Aussi, les hypothèses les plus farfelues croisaient les conjectures sérieuses jusqu’au prochain chapitre, qui venait balayer nos doutes. Il n’y aura plus de nouveau chapitre, alors, pour finir l’histoire de Berserk, il ne nous reste plus qu’une chose à faire : relire l’œuvre depuis le début... et reprendre les théories.