D’Antigone à Hunger Games. Les choix dont vous êtes le héros
Les fictions, en littérature ou au cinéma, nous font vivre par procuration des expériences singulières qui culminent dans les dilemmes qu’affrontent les personnages. C’est ainsi que nos propres choix, en miroir, s’éclairent. Démonstration avec la spécialiste de littérature Frédérique Leichter-Flack.
La littérature et le cinéma constituent un excellent laboratoire d’expériences morales. On peut se projeter aisément dans l’existence des personnages. Ce sont des êtres de papier qui possèdent cependant une chair et un être extrêmement complets – en vertu du talent de leurs créateurs. Les philosophes ont souvent mis en scène des expériences de pensée, des dilemmes moraux théoriques et abstraits. Mais avec les personnages de fiction, nous avons, en plus, la profondeur de l’émotion et du vécu. On aborde une éthique en situation, ancrée dans un contexte, et non des dispositifs expérimentaux que l’on cherche à tester et mesurer. Un autre avantage à examiner les choix de vie de ces personnages est qu’on peut le faire sans risque, sans être soi-même embarqué. On vit leur vie par procuration, on partage leur expérience sans avoir à en payer le prix.
Les grandes œuvres littéraires ne sont pas réservées à l’étude canonique en cours de littérature. De même que les grands films ne sont pas que des distractions destinées à faire passer un bon moment. La philosophe américaine Martha Nussbaum a bien défendu, pour les humanités, une utilité qui n’est pas strictement marchande mais qui constitue un ingrédient indispensable de notre vie démocratique commune. L’étude des livres et des films développe une culture de la discussion et du libre examen critique qui est indispensable à nos vies de citoyens. Elle est aussi une manière d’éprouver des valeurs, de retrouver des émotions dont la réflexion sur la justice ne peut pas faire l’économie. Dans la vraie vie, les situations sont toujours singulières, souvent impossibles à faire tenir dans les cases pensées et prévues d’avance par le droit ou l’éthique. C’est pourquoi j’ai utilisé les textes littéraires avec des étudiants non littéraires en les approchant comme des questions personnelles qui leur étaient posées. Ces aventures morales sont aussi les nôtres, nous pouvons nous les approprier, ici et maintenant, pour penser nos propres dilemmes. »
Aller jusqu’au bout de sa conviction
Antigone. Par Sophocle {Ve siècle av. J.-C.}
Fille d’Œdipe et de Jocaste, héritière de la race maudite des Labdacides, Antigone s’apprête à se marier avec Hémon, fils de Créon, le roi de Thèbes. Mais ses deux frères viennent de s’entre-tuer pour la succession du trône. L’un d’eux, Étéocle, va bénéficier de funérailles officielles. L’autre, Polynice, considéré comme un traître à la patrie, est privé de sépulture, sous peine de mort pour celui qui oserait l’ensevelir. Antigone se révolte contre cet ordre émis par Créon. Au nom des devoirs familiaux et religieux, elle décide de désobéir à la loi de la Cité et entreprend, sans se dissimuler, de rendre les hommages funéraires à Polynice. Arrêtée en flagrant délit de récidive, Antigone s’oppose violemment à Créon et récuse son autorité. Elle est condamnée à mort. Après avoir campé sur ses positions, Créon se ravise et envoie chercher Antigone. Il est trop tard. La jeune fille s’est pendue. Son fiancé Hémon se transperce de son épée. L’épouse de Créon, Eurydice, se suicide à son tour en apprenant la mort de son fils.
« L’audace et le pouvoir de dire non »
« Antigone met en scène le plus célèbre dilemme moral de la littérature universelle. Antigone représente d’abord l’audace et le pouvoir de dire non. Non, il y a des choses qu’on ne doit pas accepter, sous aucun prétexte, à aucun prix. Elle vit dans un système politique dont elle accepte la légitimité. Mais elle sait reconnaître en son sein quelque chose qui lui paraît tellement scandaleux qu’elle est prête à désobéir au risque de sa propre vie. L’ordre politique lancé par Créon néglige l’existence de valeurs supérieures. À elle de les défendre. Et elle le fait de manière ostentatoire afin de provoquer une prise de conscience collective. Elle réussit d’ailleurs à convaincre les citoyens de Thèbes représentés par le chœur antique. Bien sûr, elle pleure sur sa jeune vie fauchée au seuil de ses noces, sur le bonheur dont elle va être privée. Mais elle sait que la valeur, l’ampleur de ce qu’elle sacrifie, est le plus sûr moyen de prouver que sa cause est juste. La courageuse résistante est aussi une formidable communicante. En passant à côté de sa vie, Antigone se réalise pour la postérité. En rappelant ses concitoyens à l’essentiel, elle offre un formidable modèle moral pour les siècles des siècles.
Aujourd’hui on a tendance à « héroïser » cette posture indépendamment de l’examen des raisons qui la font adopter. Durant la Seconde Guerre mondiale, tous n’ont pas fait le choix de la Résistance. Seuls certains en ont été capables, en payant de leur vie pour ce geste. Du coup, rêvant d’une seconde chance, nous avons parfois tendance à vouloir jouer les Antigone pour tout et n’importe quoi. Mais le choix d’Antigone est aussi le fait, excessif, d’une adolescente intransigeante et exaltée. Elle piège même son oncle Créon, le défie sur le terrain de la virilité, le pousse à une confrontation sans issue. Par son refus de toute concession, elle entraîne tout le monde dans la mort. La difficulté que met en scène la pièce de Sophocle est, je crois, de reconnaître à quel moment on attend de nous un geste comme celui d’Antigone, et dans quelles circonstances il faut au contraire savoir faire des compromis pour éviter le désastre partagé. Il faut se méfier de l’exaltation du martyr et surtout, de la fascination que l’on peut éprouver pour elle. Le fanatisme est potentiellement inscrit dans la logique d’Antigone. Albert Camus, dans ses Lettres à un ami allemand, rappelle qu’à travers tous les combats qu’on mène, il faut continuer à garder au cœur « le souvenir d’une mer heureuse, d’une colline jamais oubliée, le sourire d’un cher visage ». On doit parfois mourir afin que ces réalités redeviennent possibles pour les générations suivantes – ce fut le cas pendant la résistance contre le nazisme par exemple. Mais il ne faut pas les oublier en chemin, sacrifier le bonheur à un Bien abstrait. C’est pourquoi il est si difficile de dire si Antigone a fait le bon choix. Par Frédérique Leichter-Flack
Le metteur en scène David Bobée revisite la pièce de Molière. Si Dom Juan a inspiré nombre de philosophes – de Kierkegaard à Camus –, le séducteur…
La figure de Don Juan réinventée par Mozart et son librettiste da Ponte, dans Don Giovanni, fascine les philosophes. Est-il un porte-drapeau des Lumières, affranchi des traditions ou un héros tragique du christianisme, représentant la…
Originellement, c’est une saga romanesque de fantasy, Le Trône de fer, écrite par George R. R. Martin et publiée à partir de 1996. Puis, adaptée sous le nom de Game of Thrones, c’est une série télévisée américaine créée par David…
Née dans la campagne du Nouveau Monde espagnol, rien ne destinait Juana Inés de la Cruz à devenir l’un des esprits les plus brillants de la cour du vice-roi du Mexique. Rien, hormis une avidité de savoir, une volonté inflexible et un…
Décalogue 5, “Tu ne tueras point”, vu par Frédérique Leichter-Flack.
Quel est l’héritage aujourd’hui du Discours de la méthode ? Réponses avec la spécialiste des Descartes, Marie-Frédérique Pellegrin.
Cette question, nous nous la sommes tous posée un jour. Que se joue-t-il derrière ce sentiment irrationnel que le sort, parfois, s’acharne, que le…
Les murs prolifèrent plus que jamais ; l’obturation de la frontière mexicaine voulue par Donald Trump ou la « clôture de sécurité » édifiée par Israël en Cisjordanie en sont les exemples les plus récents. Depuis la chute…