Des pavés dans les idées

À bas l’État

L’État gaulliste est omniprésent à la fin des années 1960. Il pèse sur tout le quotidien des Français : les programmes de l’ORTF (Office de radiodiffusion-télévision française), par exemple, sont sous le contrôle du ministre de l’Information. Pour beaucoup, l’État exerce arbitrairement son pouvoir, et la mémoire des massacres perpétrés par la police lors des manifestations de Charonne et du 17 octobre 1961 est très présente. L’État, c’est aussi le service militaire obligatoire et un système éducatif rigide. La nature des enseignements et, surtout, les contenus sont encore habités par l’idée qu’ils doivent participer à l’édification de la nation. Aussi, dans le cortège gauchiste qui défile sur les boulevards, les libertaires anarchistes sont en bonne place. Mais les « anars » ne sont pas les seuls à contester l’État, y compris dans sa théorisation marxiste. L’anthropologue Pierre Clastres, élève de Claude Lévi-Strauss, développe au même moment, à partir de son étude des sociétés primitives indiennes Guayaki et Guarani du Paraguay, l’idée selon laquelle c’est la division première entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent qui produit l’État et la société de classes, non l’inverse. Pour lui, les sociétés dites « primitives » ne sont pas des sociétés qui n’auraient pas encore découvert le pouvoir et l’État, mais au contraire des sociétés construites pour éviter que l’État apparaisse. Pour celui qui, six ans après Mai 1968, publie La Société contre l’État, c’est la relation commandement-obéissance qui rend possible la domination, et non le contraire. Alors pourquoi les gens acceptent-ils d’obéir à un individu ou à un groupe qui ne dispose pas d’une capacité de violence suffisante pour faire régner la terreur sur tout le monde ? Cette question que Pierre Clastres théorise, les acteurs de Mai l’ont adressée dans la violence à leurs concitoyens. Le peuple français a répondu en réélisant De Gaulle. Pierre Clastres, lui, répond en reprenant la thèse de La Boétie sur la servitude volontaire…

Ne me libère pas, je m’en charge

Tout, dans la société française des années 1960, est délégué : les parents décident pour les enfants ; De Gaulle, pour les Français ; les patrons, pour les salariés ; le parti, pour les ouvriers ; les intellectuels, pour la masse ; le père, pour les membres de la famille ; l’enseignant, pour ses élèves… En mai 1968, on revendique une libération qui ne dépendrait que du sujet, qui serait à lui-même sa propre autorité, la seule légitime. Devenir un peuple « autonome », se donner à soi-même sa loi, cela implique que tout doit devenir question et qu’aucune autorité n’est acceptée comme telle. L’autonomie, c’est l’interrogation illimitée, qui ne s’arrête devant rien et qui se remet elle-même constamment en cause. Une volonté explicite de s’auto-émanciper anime les révoltés de 1968, comme en écho aux réflexions développées, depuis plusieurs années, dans la revue révolutionnaire Socialisme ou barbarie, par le philosophe et psychanalyste Cornélius Castoriadis. Ce dernier insiste sur l’existence et la nécessité d’une démarche : le projet d’auto-émancipation autonome des sociétés. Les premiers pas de ce long parcours ? Prendre conscience du caractère autoconstruit des institutions humaines et manifester « la volonté explicite de s’auto-instituer ».