Emanuele Coccia : une vie à la frontière

Les plantes sont souvent réduites à un simple décor. Au contraire, pour vous, elles sont le fondement même du monde ?

Emanuele Coccia : Nous sommes habitués à réduire les plantes à une simple présence ornementale : une tache dans le champ de vision, une scène de théâtre qui doit faire ressortir davantage l’action de premier plan, qui n’a lieu qu’entre espèces animales, dotées d’un cerveau et d’un système nerveux. De cette façon, nous nous empêchons de comprendre la véritable réalité du théâtre du monde, et la manière dont celui-ci est constitué. Le premier fait qui permet au monde animal de se constituer est celui par lequel les plantes transforment quotidiennement cette planète. Leur existence est ipso facto cosmogonique : les plantes fondent le monde et ne se contentent pas de l’habiter. En deux sens, au moins. Tout d’abord, elles captent l’énergie solaire, la plus importante source d’énergie disponible sur cette planète, et la mettent à la disposition de tous les animaux en la soufflant dans la chair minérale de la planète et en la stockant sous la forme de liaisons chimiques de molécules organiques complexes, que consommera la vie animale. La nutrition est ce commerce secret de la lumière solaire qui passe d’un corps à l’autre et d’une espèce à l’autre. Les êtres vivants sont, littéralement, une portion du corps minéral de la Terre animée et traversée par un fluide extraterrestre. La lumière du Soleil est une énergie extraterrestre et la vie végétale et animale est en partie « extraterrestre ».

Et le deuxième aspect ?

Par le même processus, les plantes libèrent de l’oxygène et rendent ce monde respirable. De ce point de vue, les plantes nous obligent à penser différemment la relation entre le vivant et le monde. Nous avons l’habitude de considérer l’être vivant comme une force obligée de s’adapter à l’environnement. L’existence végétale souligne combien tout être vivant modifie l’environnement – simultanément au niveau mondial et local. La vie ne modifie pas seulement l’espace qui l’entoure, elle modifie le statut de la planète entière. La Terre elle-même, loin d’être un espace « naturel », destiné, à l’origine, à accueillir la vie, est un artefact du vivant, pas moins artificiel qu’une chaise ou un smartphone. La seule différence est que si ces derniers sont des objets produits par une seule espèce, la Terre est un artefact produit par des millions d’espèces. Il n’y a rien de naturel sur notre planète, tout est artificiel. La plante fait de la Terre entière un mélange dans lequel il n’est plus possible de distinguer le terrestre du céleste, le minéral du solaire. Des recherches géologiques récentes le prouvent. Au début des années 2000, Robert Hazen a tenté de comprendre pourquoi la Terre présente une diversité et une richesse de formes minérales incomparables à celles que l’on trouve sur les autres planètes du système solaire. La réponse était similaire à celle de Lamarck : c’est la présence d’êtres vivants, et l’ensemble des réactions chimiques que leur présence et leur métabolisme déclenchent, qui différencient la croûte terrestre et lui donnent cette richesse matérielle.