Emanuele Severino : “Seule la philosophie nous ouvre à l’éternité”
[Actualisation : le philosophe est décédé le 17 janvier 2020, à 90 ans] Son nom ne vous dit probablement rien. Pourtant, en Italie, Emanuele Severino est considéré comme l’un des plus grands philosophes contemporains. Jugé hérétique par l’Église catholique, ce métaphysicien inspiré par Parménide et Heidegger prétend que rien ne meurt jamais et que la philosophie occidentale s’est fourvoyée dans la Folie. Cet entretien vous ouvrira-t-il les yeux ?
Âgé de 89 ans, auteur de plus de quatre-vingts ouvrages, l’Italien Emanuele Severino est presque inconnu en France. Il est pourtant l’un des rares penseurs à avoir forgé un système métaphysique ambitieux autant que singulier. Il a développé, dans toute son œuvre, une idée simple : tout ce qui est, est éternel. Rien ne meurt ni ne se disloque. Pas plus les roses que vos ancêtres, que les minutes heureuses ou malheureuses de votre vie. Il n’est pas possible d’être, sans être absolument. Mais chaque humain n’a qu’un champ de vision étroit et subjectif : c’est pourquoi certaines fleurs, certains visages, entrent dans notre expérience puis en sortent, sans cesser néanmoins de participer à l’éternité. Le devenir est une illusion. Voilà comment Severino, lui aussi un peu éternel – car il continue à publier au moins un livre par an et donne de nombreux entretiens dans la presse italienne –, voit le monde. Cette vision, il l’a eue très jeune en lisant Parménide, un penseur présocratique mort au Ve siècle avant notre ère. D’ailleurs, Severino pense que la vérité se trouvait bien formulée chez Parménide, et qu’elle a été perdue, trahie, déformée par ses successeurs, Platon et Aristote, si bien que l’Occident tout entier s’est fourvoyé dans une énorme erreur, ce qu’il appelle la Folie. Et c’est de notre Folie deux fois millénaire qu’il veut nous guérir !
Autre originalité de Severino, qui en fait décidément un penseur à part : il a réussi à s’attirer un procès en hérésie et des démêlés avec la Congrégation pour la doctrine de la foi (autrefois l’Inquisition) dans les années 1960 ! De 1954 à 1969, il enseignait en effet à l’Université catholique de Milan, où se pratiquait encore une approche spéculative, scolastique de la métaphysique. Mais, petit à petit, son éternité à lui est apparue incompatible avec celle de la cité de Dieu et la félicité éternelle des dogmes chrétiens. Par conséquent, Severino a été limogé. Même si ses ouvrages sont érudits, austères, incantatoires par leur manière de répéter sans cesse les mêmes concepts, Emanuele Severino est à tous égards une figure unique dans le paysage de la philosophie contemporaine – à découvrir dans les pages qui suivent.
Emanuele Severino en 6 dates
- 1929 Naît à Brescia, le 26 février
- 1950 Soutient sa thèse de philosophie sur Heidegger et la métaphysique
- 1954 Commence à enseigner la philosophie à l’Université catholique du Sacré-Cœur à Milan
- 1969 La Congrégation pour la doctrine de la foi proclame officiellement l’incompatibilité de la doctrine de Severino avec le christianisme, il devient un philosophe « hérétique »
- 1970 Enseigne la logique, l’histoire de la philosophie moderne et contemporaine et la sociologie à l’université Ca’Foscari de Venise jusqu’en 1989
- 2009 Évoque le deuil de sa femme, décédée après presque soixante ans de vie commune, dans un essai autobiographique, Il mio ricordo degli eterni (« Ma mémoire de l’éternel », Rizzoli, 2011 ; non traduit)
Pouvez-vous rappeler les principales étapes de votre formation ?
Emanuele Severino : Je suis né en 1929 dans une famille catholique – mais pas bigote –, à Brescia, et j’ai étudié dans une école jésuite jusqu’à la fin du lycée. À l’époque, les jésuites mettaient l’accent sur la formation en mathématiques et en physique, les autres disciplines étant un peu négligées. C’est donc sous l’influence de mon frère aîné, qui est mort à la guerre, que j’ai découvert la philosophie. Étudiant à l’école normale de Pise, il suivait les cours de Giovanni Gentile [philosophe idéaliste (1875-1944), hégélien de droite, auteur du Manifeste des intellectuels fascistes], qui a adhéré au fascisme comme Martin Heidegger au nazisme, mais qui, comme Heidegger, était un philosophe de haute stature. Quand mon frère rentrait à la maison le week-end, il me répétait ces discours étranges. J’avais 11 ou 12 ans. Un autre facteur décisif pour ma formation a été la rencontre avec un prêtre thomiste [adepte de Thomas d’Aquin] extrêmement intelligent, qui me donnait des leçons particulières. J’ai ensuite étudié comme interne à l’Almo Collegio Borromeo de Pavie avant de soutenir ma thèse sur Heidegger et la métaphysique en 1950. L’année suivante, je me suis marié et j’ai reçu mon habilitation à enseigner à l’université. Cependant, depuis ces débuts, une seule question m’a préoccupé : j’ai consacré toute ma vie à examiner le problème de la relation entre l’homme et la vérité. La philosophie est née comme critique des mythes, avec l’ambition d’être, au contraire de ceux-ci, incontestable, nécessaire, stable. C’est en ce sens qu’Aristote la décrit comme « episteme tes aletheias », expression grecque que l’on traduit traditionnellement par « science de la vérité » mais qui signifie proprement ce qui se tient (steme) au-dessus (epi) de ce qui n’est pas obscur, voilé (a- est un privatif et letheia vient de lethe, « oubli », a-letheia désigne ce qui ne reste pas caché) : en ce sens, philosopher est moins travailler à l’édification d’une théorie scientifique que se tenir en face de ce qui n’est pas caché, de ce qui est dans la lumière, devant nous. La science nous propose donc d’accumuler des connaissances sur les étoiles et leurs relations, mais la philosophie est un mouvement beaucoup plus fondamental, qui commence dès que l’homme tourne son visage vers le ciel étoilé et le contemple.
Le Prix des Rencontres philosophiques de Monaco a été décerné le 8 juin 2017 au philosophe italien Emanuele Coccia.
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