Édito

Et si on dégonflait (un peu) l’identité ?

Alexandre Lacroix publié le 3 min

La question de l’identité, aujourd’hui si brûlante, m’est toujours apparue en rapport étroit avec cette phrase de Friedrich Nietzsche, dans Le Crépuscule des idoles : « Le besoin d’une foi puissante n’est pas la preuve d’une foi puissante, c’est plutôt le contraire. » Ce que pointe le philosophe avec cette formule, c’est que le fanatique ou le dogmatique ne supporte pas son véritable état, qui est de ne croire en rien, et que, précisément, il cherche dans une affirmation de sa foi outrancière, maximaliste, un remède à ce trouble intime, à ce vertige qui est d’ignorer l’origine de l’Univers comme le sens profond de la condition humaine. Si Nietzsche a raison psychologiquement, le fanatique ne fait qu’avouer, à son insu, qu’il doute et qu’il a ce doute en horreur. Or cette phrase s’applique assez bien à notre époque, si vous vous donnez la peine de remplacer « foi » par « identité ». Cela donne : « Le besoin d’une identité puissante n’est pas la preuve d’une identité puissante, c’est plutôt le contraire. » Ce que ne supporte pas celui qui donne un tour véhément, implacable, à sa revendication identitaire, c’est de ne pas savoir qui il est. Mais c’est là le propre de la condition humaine : nul n’a accès à une connaissance complète de lui-même, nul ne saurait se saisir lui-même comme essence. C’est tellement insupportable, cette incertitude quant à soi-même, cette menace permanente d’un émiettement intérieur, qu’on s’empresse de se saisir d’une identité extérieure (une nationalité, une race, un genre…), comme un paravent ou un masque qu’on voudrait poser sur la béance.

Il est vrai que cette manière d’envisager la question de l’identité est largement due au fait que ma propre lignée s’enfonce rapidement dans la nuit. Par mon père, je viens du Poitou ; par ma mère, de Bourgogne. Leurs familles n’étaient ni croyantes ni puissantes. Et très vite, si j’essaie de remonter l’arbre généalogique, on plonge dans l’anonymat, c’est-à-dire dans les « vies minuscules » de ceux qui composèrent, de siècle en siècle, la petite paysannerie du continent européen, corvéable à merci. Bien sûr, je peux présenter cela comme une sorte d’épopée glorieuse – ces gens étaient durs à la tâche, ils étaient humbles, ils ont fait preuve d’abnégation –, mais la réalité est qu’ils n’ont pas joué de rôle significatif dans l’Histoire, qu’il n’y a pas grand-chose à raconter. Ils ont vécu près de la terre, des saisons, des récoltes, comme la plupart des êtres humains avant nous, et cela depuis la sédentarisation, depuis les débuts de l’agriculture au Néolithique. Si je voulais faire de ces origines une identité et la revendiquer, j’aurais l’impression de tomber dans le ridicule. Ils étaient épars. Ils ont fait comme ils pouvaient. Ils ont lutté pour survivre et pour s’arracher à la misère tant bien que mal.

Cette perspective explique que j’ai tendance à penser l’identité comme un cadeau empoisonné. Vous voulez qu’un être humain perde le contact avec lui-même ? Rien de plus facile. Offrez-lui une identité. Répétez-lui que ses ancêtres ont été victimes d’oppressions et d’injustices, ou ont été les protagonistes de l’un des drames majeurs de l’Histoire, ou même, dans un autre genre, qu’il a des quartiers de noblesse et que des exploits sont attachés à son nom. Donnez-lui l’assurance d’appartenir à un groupe, à une lignée – et il se précipitera sur cette occasion d’échapper à la moyenne indifférenciée mais aussi au trouble que tout un chacun ressent s’il se coltine un peu sincèrement la question : « Qui suis-je ? » Hélas ! n’est-ce pas du même coup courir le risque de convaincre la grenouille qu’elle est un bœuf ?

Expresso : les parcours interactifs
Comment résister à la paraphrase ?
« Éviter la paraphrase » : combien de fois avez-vous lu ou entendu cette phrase en cours de philo ? Sauf que ça ne s’improvise pas : encore faut-il apprendre à la reconnaître, à comprendre pourquoi elle apparaît et comment y résister ! 
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