Faut-il encore se souhaiter des vœux de bonne année ?

Nous nous disons tous : « Bonne année ! » Mais avec des prévisions sombres pour 2024, il peut paraître difficile de s’enthousiasmer… Pourquoi, alors, s’obstiner à s’échanger de traditionnels vœux ? Réponses du philosophe Alain, qui propose plutôt de se souhaiter… de la bonne humeur.

Le soir du 31 décembre 2023, Emmanuel Macron a prononcé ses traditionnels vœux aux français pour l’année à venir. Une année qui sera unique, assure le président : « 2024 sera un millésime français. Parce que c’est une fois par siècle que l’on commémore avec ampleur notre libération, qu’on accueille les jeux Olympiques et Paralympiques, et c’est une fois par millénaire que l’on rebâtit une cathédrale. » Un discours plein de bonnes intentions, mais qui donne l’impression de glisser sur les problèmes qui s’accumulent. Car l’année 2023 a été agitée, marquée par les failles démocratiques, la réforme des retraites, le dérèglement climatique, les guerres en Ukraine et à Gaza, et s’est terminée sur la très controversée loi sur l’immigration...

La militante écologiste Camille Etienne l’a bien compris et a prononcé ses « vœux intranquilles » sur Mediapart. Chaque année, le média propose en effet à un ou une citoyenne de porter le costume du président de la République pour se prêter au jeu de l’allocution des vœux de bonne année. La jeune activiste écologiste, après avoir décrit l’état actuel du monde, pose une question troublante : « À mon tour, je vous souhaite d’être heureux, mais est-ce en a-t-on encore le droit ? […] En 2023, est-ce bien acceptable, est-ce bien correct de vous souhaiter d’être heureux ? » Ne devient-il pas indécent de se souhaiter une bonne année, alors qu’elle a des chances d’être pire que la précédente ?

Peut-on être heureux quand les autres ne le sont pas ?

Ce serait sans doute l’avis d’Aristote. Selon le philosophe grec de l’Antiquité, il est difficile, voire impossible d’être heureux quand le monde autour de soi est malheureux. Dans La Politique, il affirme que « la cité n’est qu’une association d’êtres égaux, recherchant en commun une existence heureuse et facile. ». En suivant cette logique, le bonheur ne peut être que collectif, le bonheur des uns dépendant du bonheur des autres. « Pour dire d’une cité qu’elle est heureuse, il faut tenir compte non pas de quelques-uns de ses membres, mais de tous les citoyens sans exception », poursuit-il. Mais comment se souhaiter la bonne année, le bonheur, la santé… dans un contexte d’angoisse, de pauvreté, voire de violence ou de risques de guerres ? Le bonheur commun n’est pas un objectif réaliste. Le bonheur égoïste un but absurde dans une communauté. Une bonne année serait une année où le bonheur des autres est assuré. Les vœux, dans ces conditions, prennent une tournure gênante.

Les vœux de bonne humeur d’Alain

Le philosophe français Alain propose une solution. Il évoque des vœux de bonne humeur : « Je vous souhaite la bonne humeur. Voilà ce qu’il faudrait offrir et recevoir. Voilà la vraie politesse qui enrichit tout le monde, et d’abord celui qui donne » (Propos sur le bonheur, 1925). Il prescrit même un traitement médical un peu particulier : « En cure de bonne humeur, les choses se passent tout à fait autrement ; on reçoit la chose comme une bonne douche ; on se secoue ; on hausse les épaules en deux temps ; et puis on étire ses muscles, on les assouplit ; on les jette les uns sur les autres comme des lignes mouillés ; alors le flot de la vie coule ainsi qu’une source délivrée ; l’appétit va ; la lessive se fait, la vie sent bon. »

La bonne humeur est selon lui un véritable remède, car elle permet de resserrer les liens entre les individus. Elle n’attend pas le 1^er janvier mais se transmet à l’autre à tout moment de l’année, tout au long de la journée. Il faudrait donc commencer l’année comme on commence sa journée, parce que la bonne humeur est une manière singulière et modeste d’aborder chaque jour comme le meilleur, plutôt que l’année comme la bonne. La bonne humeur n’est ni une politesse gratuite, ni le fruit d’une tradition. Elle ne se décrète pas, certes, mais se travaille sans doute par une manière de considérer le monde. Et si nous n’avons pas prise sur l’avenir, se souhaiter de la joie nous donne au moins l’impression de vivre à l’instant présent.